L’autre jour, en mal de lecture, je bouquinais dans une librairie universitaire et j’ai acheté un livre sur la pensée chinoise. Une sorte d’intro, assez générale, mais justement le genre de lecture — à la fois légère et instructive — pour la situation de voyage où j’étais. Je n’ai pas un attrait pour la Chine plus que pour une autre culture, mais pour une pensée différente, alors oui.
En choisissant ce livre, j’avais en tête un essai lu récemment, intitulé « Entre l’œuvre et le cerveau : penser autrement la plasticité de l’art »[1]. L’auteur, Florian Gaité, y examine l’idée que le cerveau soit à l’image de l’art, ou l’art à l’image du cerveau… Et comme il s’agit d’une idée que je contemple moi-même depuis quelque temps déjà, j’étais fort intéressée. On trouve dans l’article quelques références aux neurosciences, mais Gaité dialogue surtout avec ses prédécesseurs philosophes : Hegel et Nietzsche en premier lieu, puis d’autres plus récents, Guattari, Deleuze, Stiegler, etc.
J’avoue que ce genre de philo ne me branche pas beaucoup. Mais je m’y intéresserais si j’y voyais quelque chose de réellement pertinent pour les interrogations que je porte. Or c’est plutôt un immense soupçon qui me vient : peut-on vraiment penser différemment si on revient toujours aux mêmes sources? Toute la pensée occidentale semble tenir sur quelques sources : Aristote, Kant, Hegel… On ajoutera Platon, Marx et Nietzsche, ou quelques autres selon les goûts… mais la liste n’est pas très longue. En Occident, il y a une grande (trop grande?) profusion d’auteurs et d’opinions en matière de pensée abstraite, mais la liste des sources premières est si courte qu’on ne peut que s’inquiéter d’une possible circularité.
Je ne suis pas la seule à m’en inquiéter et pour ceux qui seraient curieux, je conseille Transforming Knowledge de Elizabeth K. Minnich, qui est une opinion édifiante sur la circularité de la pensée occidentale, de même que sur le caractère idéologique de l’ensemble de nos présupposés épistémologiques. Cette pensée occidentale qui se veut objective, ou neutre, est au contraire très fortement orientée. On la soupçonne d’avoir accompagné le modèle occidental (patriarcal, colonialiste, impérialiste, capitaliste, etc.), et donc de contenir les germes des maux occidentaux. Il est vrai que la pensée occidentale est aussi la pensée des Lumières et des Droits de l’homme, mais ce soupçon est quand même fondé : on peut poser la question. De plus, cet ancrage toujours dans les mêmes fondations n’a-t-il pas, dans une certaine mesure du moins, empêché la pensée européenne (les Américains l’appellent souvent « continentale »…) d’accueillir les voix autres qui ont interpellé l’Occident : voix des populations décolonisées, des femmes, des transgenres, des opprimés, etc. ? Des dialogues ont eu lieu, évidemment, mais tant que la pensée demeure validée par les mêmes critères classiques de la philosophie, peut-on réellement penser autrement?
La solution ne se donne pas d’emblée. Parmi les dimensions du problème qui me viennent à l’esprit, il y a la professionnalisation de la pensée, qui entraîne la séparation entre la théorie et la pratique, entre la philosophie et le vécu des personnes. D’abord, en effet, la philosophie exige beaucoup d’érudition. Présentement, une personne qui ne sait pas comment ou qui n’arrive pas à articuler sa vision du monde selon les « bonnes pratiques » universitaires (style d’argumentation, citations et références), est d’emblée discréditée. Pourtant rien ne permet de croire que l’intuition qu’elle tente de nous communiquer n’est pas intéressante ou importante pour notre réflexion collective! C’est une pratique exigeante que d’écouter les pensées en cours de formulation, se pencher sur les intuitions qui tentent de prendre forme. En tant que chercheur, je crois qu’il faut le faire, pourtant. Et en tant que professeur, combien de fois ai-je travaillé avec des étudiants ou des étudiantes pour valoriser leurs intuitions et les encourager à faire l’effort de les formuler.
Je suis toujours frappée par le désintérêt légendaire (mais toujours actuel) des artistes pour la philo ou la théorie. Je crois d’ailleurs en être moi-même atteinte. Mais je ne crois pas que ce désintérêt soit le fait d’une incapacité intellectuelle (il y a des légendes là-dessus, aussi) — au contraire, plusieurs des artistes que je rencontre lisent beaucoup, toute sorte de choses. Dans un groupe diversifié d’étudiants et d’étudiantes, les artistes sont souvent parmi ceux ou celles ayant le plus de culture générale. Mais s’attendre à ce que les artistes — ou les scientifiques d’ailleurs — se situent par rapport à la philo, c’est exiger une double tâche : maîtriser leur discipline, puis maîtriser la philo. Pour être un bon artiste, il faut pratiquer des heures chaque jour. Pour être un bon philosophe, il faut lire des heures par jour. On peut difficilement faire les deux. Et ceci entraîne la continuation de la séparation entre la théorie et la pratique : pour répondre aux exigences de la théorisation (philosophique), quelqu’un doit lire et réfléchir pratiquement à temps plein. Et surtout, aimer faire cela !
Je reviens maintenant à mon problème de départ : la recherche d’une pensée autre, de bases différentes pour réfléchir. Mon petit livre sur la pensée chinoise n’a pas répondu à cette attente — d’ailleurs, je ne m’y attendais pas (il était trop superficiel, d’une part, et trop traversé par des a prioris occidentaux évidents). En réalité, je connais beaucoup de pensées différentes, elles existent un peu partout. Mais elles existent dans un espace hors-norme, périphérique, dans lequel il y a de tout, du pire et du meilleur, du loufoque, du dangereux et de l’excellent. En matière de pensées différentes, il y a toute la pensée jungienne, il y a Teilhard de Chardin (et Anne Dambricourt), il y a plusieurs croyants tels Henry Corbin, des scientifiques comme Gregory Bateson, John C. Eccles… Une liste immense, en fait, au point où chaque personne qui voudrait la faire proposerait des noms différents. Mais la philosophie, qui devrait normalement se pencher sur ces propositions, continue de s’étudier et de se citer elle-même.
Je voulais seulement soulever la question… Il y a d’autres aspects à ce problème et je continuerai plus tard.
[1] Revue Plastir, no 30, mars 2013. http://plasticites-sciences-arts.org/PLASTIR/Gaité%20P30.pdf