Mon post précédent portait sur ma participation à la conférence New Materialisms IV : Movement, Aesthetics, Ontology, en Finlande. J’ai tenté alors une rapide synthèse du new materialism et maintenant je voudrais mettre en lumière certains aspects qui m’ont semblé dissonants. Cela va dans le sens de mes remarques récentes sur les conditions d’émergence de pensées différentes dans l’université. Souvent, on dirait que les choses se transforment dans le style, mais les vieux fonds idéologiques ne disparaissent pas, comme s’ils étaient inscrits dans la structure même de l’institution.
À Turku, pratiquement toutes les présentations faisaient référence à Deleuze. Un philosophe important, évidemment, et ce n’est pas lui en particulier qui m’inquiète, mais l’existence d’auteurs obligés dans ce mouvement, que tout le monde doit lire, et qui servent de référence et d’assise à la pensée de chacun. L’idée qu’on va retrouver les mêmes références dans tous les doctorats associés au new materialism reflète un modèle de filiation intellectuelle plutôt traditionnelle et patriarcale. Pour un mouvement qui veut penser différemment, un mouvement féministe en plus, cela me semble un problème. Il ne peut pas y avoir qu’une seule manière de penser un nouveau matérialisme… Il faudrait plutôt penser que la multiplicité des approches et des paradigmes serait une condition incontournable pour une pensée nouvelle, féministe et matérialiste.
Le fait que cet auteur source, Deleuze, soit un philosophe devrait aussi nous faire réfléchir : pour un mouvement qui veut penser à travers le corps et la matière, l’ancrage philosophique présage une assise aussi théorique que toujours.
Une autre inquiétude est cette impression que les new materialists de Turku se servent de l’art, plutôt que de l’étudier pour ce qu’il est lorsqu’il se manifeste de lui-même. En effet, c’est d’un type d’œuvre en particulier que le new materialism s’inspire : des œuvres d’art contemporain de type universitaire, qui produisent un certain type de pensée relativement définie, des œuvres qui semblent déjà formatées pour être théorisées. Il y avait plusieurs présentations du type de celle dont j’ai parlé la dernière fois; et ces artistes qui présentaient leur recherche étaient en majorité des doctorants, socialisés intellectuellement par le new materialism. Le fait qu’il s’agissait de doctorants, alors que les théoriciennes et théoriciens étaient plutôt des professeurs me faisait craindre une forme d’appropriation de l’art par les philosophes, ce qui me renvoyait à la structure des privilèges qui se joue en sourdine sur l’air connu des artistes indisciplinés étudiés par les professeurs titulaires bien payés. Lorsque j’ai soulevé cette question avec une professeure à la conférence, elle a bien reconnu mon argument pour l’avoir entendu mille fois : « C’est vrai, a-t-elle dit avec impatience, nous “cannibalisons” les artistes… Mais s’ils ne veulent pas cela, ils n’ont qu’à s’éduquer! » Et par là, elle voulait dire faire des doctorats eux aussi et se qualifier ainsi pour enseigner eux-mêmes à l’université. J’étais un peu gênée d’entendre cela, étant moi-même professeur titulaire. Mais aussi, je me demandais ce que « s’éduquer » signifiait pour elle, si cela signifie de lire les textes prescrits, d’éplucher Deleuze — ou Derrida ou Butler ou Foucault — et de produire un discours intellectuel du même type que celui de la théorie culturelle. Dans ce contexte, si l’artiste universitaire veut continuer sa pratique de création, alors elle n’aura que ce choix : soit faire double tâche, en étudiant les textes à moitié et en produisant dans l’atelier à moitié, soit laisser la théorie aux théoriciens et du même coup son statut de penseuse à part entière. Si le new materialism se veut un mouvement métadisciplinaire, qui — comme la philosophie — veut penser sur tout, sur l’ensemble du réel et comment nous le théorisons, et si les artistes sont invités à cette discussion, alors nous devrions pouvoir parler en notre propre nom, et non nous trouver obligés de lire la bibliographie d’une autre discipline et de parler de nous dans une langue disciplinaire étrangère.
Une organisatrice de la conférence a déclaré, en séance plénière, combien il était excitant de voir l’art contemporain s’appuyer de plus en plus sur la théorie new materialist. Bel exemple de circularité.
Voilà ce qui m’a laissée si songeuse à Turku : une pensée qui se veut new se vit dans l’université selon les mêmes schèmes hiérarchisés, avec des professeurs, des textes fondateurs, et les étudiants qui doivent suivre; avec des scientifiques qui objectifient leurs objets de recherche, sans s’apercevoir que leur étude influence les résultats — ici, en favorisant la création d’un certain type d’œuvres d’art susceptibles d’être théorisées selon les schèmes du new materialism. En cela, les new materialists sont des universitaires comme les autres. C’est parce que l’art est véritablement une épistémologie différente qu’il peut servir de base épistémologique pour une pensée qui se veut différente. Mais il faut alors s’ouvrir à son épistémologie toute particulière et non lui imposer la manière universitaire des sciences humaines — ce dont j’ai pourtant été témoin à Turku.
Selon mon expérience universitaire, beaucoup d’artistes lisent beaucoup. Mais il est remarquable de voir qu’ils et elles ne lisent jamais tous la même chose. C’est parce qu’ils, elles, ne lisent pas tant pour se situer dans des discours existants que pour s’inspirer dans leur création. Comme tous les artistes font des œuvres différentes, toutes les bibliographies d’artistes devraient logiquement être différentes. Si ce n’était plus le cas dans un département d’art, alors il faudrait s’en inquiéter.