Archives mensuelles : juin 2013

La conférence de Turku — 2. Orthodoxies

Turku 1

Mon post précédent portait sur ma participation à la conférence New Materialisms IV : Movement, Aesthetics, Ontology, en Finlande. J’ai tenté alors une rapide synthèse du new materialism et maintenant je voudrais mettre en lumière certains aspects qui m’ont semblé dissonants. Cela va dans le sens de mes remarques récentes sur les conditions d’émergence de pensées différentes dans l’université. Souvent, on dirait que les choses se transforment dans le style, mais les vieux fonds idéologiques ne disparaissent pas, comme s’ils étaient inscrits dans la structure même de l’institution.

À Turku, pratiquement toutes les présentations faisaient référence à Deleuze. Un philosophe important, évidemment, et ce n’est pas lui en particulier qui m’inquiète, mais l’existence d’auteurs obligés dans ce mouvement, que tout le monde doit lire, et qui servent de référence et d’assise à la pensée de chacun. L’idée qu’on va retrouver les mêmes références dans tous les doctorats associés au new materialism reflète un modèle de filiation intellectuelle plutôt traditionnelle et patriarcale. Pour un mouvement qui veut penser différemment, un mouvement féministe en plus, cela me semble un problème. Il  ne peut pas y avoir qu’une seule manière de penser un nouveau matérialisme… Il faudrait plutôt penser que la multiplicité des approches et des paradigmes serait une condition incontournable pour une pensée nouvelle, féministe et matérialiste.

Le fait que cet auteur source, Deleuze, soit un philosophe devrait aussi nous faire réfléchir : pour un mouvement qui veut penser à travers le corps et la matière, l’ancrage philosophique présage une assise aussi théorique que toujours.

Une autre inquiétude est cette impression que les new materialists de Turku se servent de l’art, plutôt que de l’étudier pour ce qu’il est lorsqu’il se manifeste de lui-même. En effet, c’est d’un type d’œuvre en particulier que le new materialism s’inspire : des œuvres d’art contemporain de type universitaire, qui produisent un certain type de pensée relativement définie, des œuvres qui semblent déjà formatées pour être théorisées. Il y avait plusieurs présentations du type de celle dont j’ai parlé la dernière fois; et ces artistes qui présentaient leur recherche étaient en majorité des doctorants, socialisés intellectuellement par le new materialism. Le fait qu’il s’agissait de doctorants, alors que les théoriciennes et théoriciens étaient plutôt des professeurs me faisait craindre une forme d’appropriation de l’art par les philosophes, ce qui me renvoyait à la structure des privilèges qui se joue en sourdine sur l’air connu des artistes indisciplinés étudiés par les professeurs titulaires bien payés. Lorsque j’ai soulevé cette question avec une professeure à la conférence, elle a bien reconnu mon argument pour l’avoir entendu mille fois : « C’est vrai, a-t-elle dit avec impatience, nous “cannibalisons” les artistes… Mais s’ils ne veulent pas cela, ils n’ont qu’à s’éduquer! » Et par là, elle voulait dire faire des doctorats eux aussi et se qualifier ainsi pour enseigner eux-mêmes à l’université. J’étais un peu gênée d’entendre cela, étant moi-même professeur titulaire. Mais aussi, je me demandais ce que « s’éduquer » signifiait pour elle, si cela signifie de lire les textes prescrits, d’éplucher Deleuze  — ou Derrida ou Butler ou Foucault — et de produire un discours intellectuel du même type que celui de la théorie culturelle. Dans ce contexte, si l’artiste universitaire veut continuer sa pratique de création, alors elle n’aura que ce choix : soit faire double tâche, en étudiant les textes à moitié et en produisant dans l’atelier à moitié, soit laisser la théorie aux théoriciens et du même coup son statut de penseuse à part entière. Si le new materialism se veut un mouvement métadisciplinaire, qui — comme la philosophie — veut penser sur tout, sur l’ensemble du réel et comment nous le théorisons, et si les artistes sont invités à cette discussion, alors nous devrions pouvoir parler en notre propre nom, et non nous trouver obligés de lire la bibliographie d’une autre discipline et de parler de nous dans une langue disciplinaire étrangère.

Une organisatrice de la conférence a déclaré, en séance plénière, combien il était excitant de voir l’art contemporain s’appuyer de plus en plus sur la théorie new materialist. Bel exemple de circularité.

Voilà ce qui m’a laissée si songeuse à Turku : une pensée qui se veut new se vit dans l’université selon les mêmes schèmes hiérarchisés, avec des professeurs, des textes fondateurs, et les étudiants qui doivent suivre; avec des scientifiques qui objectifient leurs objets de recherche, sans s’apercevoir que leur étude influence les résultats — ici, en favorisant la création d’un certain type d’œuvres d’art susceptibles d’être théorisées selon les schèmes du new materialism. En cela, les new materialists sont des universitaires comme les autres. C’est parce que l’art est véritablement une épistémologie différente qu’il peut servir de base épistémologique pour une pensée qui se veut différente. Mais il faut alors s’ouvrir à son épistémologie toute particulière et non lui imposer la manière universitaire des sciences humaines — ce dont j’ai pourtant été témoin à Turku.

Selon mon expérience universitaire, beaucoup d’artistes lisent beaucoup. Mais il est remarquable de voir qu’ils et elles ne lisent jamais tous la même chose. C’est parce qu’ils, elles, ne lisent pas tant pour se situer dans des discours existants que pour s’inspirer dans leur création. Comme tous les artistes font des œuvres différentes, toutes les bibliographies d’artistes devraient logiquement être différentes. Si ce n’était plus le cas dans un département d’art, alors il faudrait s’en inquiéter.

La conférence de Turku — 1. Le new materialism

Turku 2

J’étais en Finlande il y a deux semaines, pour participer à la quatrième conférence annuelle des « new materialisms », qui avait lieu à Turku. Le new materialism (parfois au pluriel, new materialisms…) est un mouvement de pensée très avancé — parmi les plus radicaux du monde académique, je dirais.

Ce mouvement est surtout anglo-saxon — européen, australien et américain. J’y étais invitée parce qu’un texte à moi a paru dans l’un des ouvrages collectifs de ce mouvement. Il y a quelques années, en effet, j’ai rencontré deux professeures australiennes dans une conférence à Los Angeles et nos idées se rejoignaient tant sur certains points qu’elles avaient voulu publier ma présentation dans ce volume alors en projet. De mon côté, je n’avais alors jamais entendu parler du « new materialisms ».

Ce que j’en comprends aujourd’hui est basé sur cette conférence finlandaise et sur le livre dans lequel mon article a été publié. Il ne s’agit donc pas d’une image complète, mais selon ce que j’en ai vu, ce new materialisms est un mélange de pensée féministe, de « posthumanisme » et de déconstructionnisme. C’est un mouvement interdisciplinaire, rassemblant la cultural theory, les media studies, les gender studies, les science studies, les arts, la philosophie… Le new materialism rejette les dualismes matière-esprit, féminin-masculin, culture-nature, centre-périphérie, théorie-pratique, connaître et être, de même que — en théorie du moins — la forme classique de l’argumentation linéaire déductive. Il définit la matière comme étant « active, agential and morphogenetic; self-differing and affective-affected »[1] et cherche une « ontologie de l’advenir » et du flux plutôt que des essences et des catégories fixes. Il se veut « matérialiste » parce qu’il veut trouver une nouvelle épistémologie ancrée dans le corps, la matière, la pratique, plutôt que la spéculation à partir de concepts purs et réifiés. Le new materialisms rejette autant l’illusion de l’objectivité que la primauté du subjectif. Il serait l’alternative à une pensée purement abstraite et construite sur les a priori délétères de la pensée occidentale tels, entre autres, l’universalisation du masculin et la rupture artificielle entre le corps et l’esprit. Le new materialisms est le prolongement des pensées de Deleuze, Derrida et de grandes féministes universitaires américaines comme Donna Harraway, Judith Butler et Sandra Harding. À Turku, j’ai pu entendre Iris Van Der Tuin et Cecilia Äsberg, deux jeunes théoriciennes du mouvement, qui ont notamment tenu un dialogue rhétorique tout à fait virtuose — et qui n’avait rien à envier aux meilleures joutes rhétoriques de la philo occidentale.

Ce mouvement en rejoint un autre, qui porte plusieurs noms selon les institutions et les pays, l’art comme mode de recherche[2]. C’est par cette porte que j’entre en scène à Turku. En effet, dans leur quête d’une pensée différente, les new materialists ont identifié l’art comme source potentielle pour l’épistémologie alternative recherchée. Si comme artiste, je mets des idées à l’œuvre dans mon atelier et que je produis une œuvre structurée « in/formée » par ces idées, on comprend alors que quelqu’un peut regarder mon œuvre comme un discours sur ces idées. Il s’agira le plus souvent d’idées formelles, poétiques ou philosophiques, mais il peut aussi s’agir d’idées d’ordre politique ou même scientifique. Ainsi, on trouve des œuvres portant sur de grandes notions comme le temps, l’espace, la guerre, l’amour, la mort, le sacré, ainsi de suite. Beaucoup d’œuvres démontrent formellement des idées sur l’art — certains disent d’ailleurs que toutes les œuvres sont des idées sur l’art.

Laissez-moi vous donner un exemple. Lors de la conférence à Turku, une céramiste est venue présenter son travail de doctorat (Priska Falin, Experiencing the Material – Ceramic Material Research From the Aesthetic Perspective). Elle nous expliquait qu’elle travaillait sur les accidents et les sous-produits du travail céramique. Elle enregistrait le son des craquements, filmait les bulles qui parfois se forment à la surface de la glaçure, elle laissait tomber des gouttes d’encre sur les pièces toutes chaudes qui sortaient du four, etc. On peut donc voir que son travail est traversé par des idées fortes sur la céramique — en tant que matériau et en tant que processus. Si maintenant on abstrait ces idées et qu’on les regarde comme des métaphores, on peut alors réfléchir sur les défauts et les sous-produits de toutes les autres productions humaines, y compris la façon dont l’industrie capitaliste regarde ses défauts et sous-produits. Notre réflexion ne sera pas du même type qu’un rapport scientifique sur la question, ni même comme un manifeste politique — ce sera plutôt une pensée de type sensible et métaphorique. Mais il y a plus : le propos de Falin ne se limitait pas à ce que je viens de dire. On pourrait encore voir son œuvre tout autrement, comme une œuvre plus spirituelle, par exemple, ou encore y voir quelque chose d’ordre psychologique ou psychanalytique, pour quelqu’un que le rapport entre l’œuvre et son auteur intéresse. C’est que les œuvres sont toujours polysémiques, elles ne se réduisent jamais à quelques affirmations simples. Et c’est entre autres cela qui intéresse les new materialists. Si on comprend qu’une œuvre, qu’elle soit d’art ou de design, de technologie ou d’artisanat, littéraire ou architecturale, est un savoir matériel, ou acté (dans le cas d’une pratique), alors on peut comprendre le lien avec le « matériel » de new materialism.

Je regardais cela avec beaucoup d’intérêt, malgré quelques critiques qui se sont rapidement imposées à mon observation (et dont je parlerai dans un prochain post). Dans mes travaux sur la transdisciplinarité et l’épistémologie artistique, je pense souvent que l’art pourrait devenir une épistémologie importante, en complément (voire en remplacement) de l’épistémologie scientifique. La façon dont les new materialists s’appuient sur l’art (particulièrement sur la pratique créatrice) pour une pensée différente et nouvelle est un exemple de cette prédiction.

Mais je suis restée troublée. Je trouvais que le discours ne sortait pas du cadre d’une pensée intellectuelle ou d’une théorisation, ni ne remettait en question les habitudes discursives de la pensée universitaire. Comme mouvement, il est dans le sillage des déconstructionnismes, et j’ai toujours été ambiguë (« of two minds », disent les Anglais) par rapport au déconstructionnisme : j’en salue la pertinence et la nécessité politique autant qu’historique, mais je reste réservée en regard de ce qui me semble une forme déguisée de scientisme — ou de positivisme ou de réductionnisme. Surtout ici, où le « matérialisme » du new materialism rappelle le bon vieux matérialisme tout court, qui réduit l’esprit à un épiphénomène de la matière : ceux qui prétendent sortir du dualisme cartésien matière-esprit en abolissant purement et simplement l’un des deux termes. Ce n’est pas une solution.


[2] On l’appelle Practice As Research, recherche création, Artistic Research, Art-based Research (quoique ce dernier terme signifie aussi d’autres choses)… Si les termes sont nombreux, c’est qu’il s’agit d’un domaine en émergence dans les facultés d’art du monde entier.