Archives mensuelles : septembre 2013

L’art et la vie confondus: l’art est-il soluble dans la vie?

La collection des écrits d’Allan Kaprow s’intitule L’art et la vie confondus (en anglais : Essays on the Blurring of Art and Life). Kaprow, souvent considéré comme l’inventeur du happening, est l’un des grands théoriciens de la séparation/relation entre l’art et la vie, le « artlike life » et « lifelike art ». Kaprow a été l’étudiant de John Cage au Black Mountain College et le premier happening, en 1952, était l’idée de Cage, mais c’est Kaprow qui a lancé le nom. Dans les années 1940 et 1950, le Black Mountain College (North Carolina) était le lieu d’un immense bouillonnement d’idées et d’expériences, marqué par une rencontre historique entre trois ou quatre systèmes de pensée : le zen (Cage a été proche de D.T. Suzuki et un amateur du I Ching), Duchamp (qui a influencé Cage), le Bauhaus (Josef Albers a dirigé Black Mountain jusqu’en 1950) et la pensée de John Dewey sur l’art comme expérience — on sait que Kaprow lisait Dewey (Art As Experience). Dans ce bouillonnement, les choses de la vie devenaient art, les bruits ordinaires devenaient musique…

The most recent change in my attitude toward sound has been in relation to loud sustained sounds such as car alarms or burglar alarms, which used to annoy me, but which I now accept and even enjoy. I think the transformation came through a statement of Marcel Duchamp who said that sounds which stay in one location and don’t change can produce a sonorous sculpture, a sound sculpture that lasts in time. Isn’t that beautiful? (John Cage, cité dans J. Baas et M. J. Jacob (ed.), Buddha Mind in Contemporary Art, University of California Press, 2004, p. 33)

À l’époque, on frappait à coups de massue sur tout ce qui semblait définir l’art : le public, l’œuvre, les institutions (musées, galeries, conservatoires)… On voulait abolir la séparation entre l’art et la société, l’art et tout le reste : démocratiser l’art, le « dés-élitiser », le désinstitutionnaliser, déconstruire tout ce qui semblait le définir et dissoudre tout ce qui le distinguait… en transgressant les frontières du monde de l’art, amenant l’art dans la rue, dans les endroits publics, en utilisant des matières ordinaires pour faire de l’art, en faisant de l’art invisible, de l’art laid, grossier ou répugnant, et nombre d’autres types d’expériences qu’on a de la difficulté à imaginer si on ne connait pas l’histoire de l’art du 20e siècle. C’était comme une immense entreprise, autant individuelle que collective, de contestation et d’expérimentation tout à la fois. L’art ne devait plus avoir d’interdits, on testait ses critères et ses limites, tout ce qui le séparait des gens ou de la vie ordinaire. D’où l’idée que « tout le monde est un artiste » (Beuys), d’où la phrase « l’art et la vie confondus », l’expression « lifelike art ».

Je terminais récemment la lecture du livre de Denys Riout, Qu’est-ce que l’art moderne?, et j’étais frappée par une double constatation : d’abord, à quel point cette idée de « l’art et la vie » a traversé tout le 20e siècle — une idée forte, obsédante, porteuse. Ensuite, que cet idéal, si inspirant soit-il, est irréalisable : il semble finalement que l’art n’est pas soluble dans la vie.

En effet, si on enlève à l’art ce qui le distingue, il disparaît (oui, c’est une tautologie). Si je regarde une œuvre d’art comme un simple objet courant de la vie ordinaire, je ne la vois pas. Si le ready-made n’est pas dans une salle d’exposition, je ne le remarquerai pas. Si je n’écoute pas une musique en tant que musique, elle ne sera pour moi que du bruit. Pour une personne non avertie, la célèbre pièce de Cage, Silence 4’ 33”, n’est que du son ambiant, qu’on filtre hors de sa conscience.

Les œuvres invisibles ne sont de l’art que lorsque nous en connaissons l’existence et les nommons comme art : autrement dit, lorsque nous les distinguons de la vie ordinaire, « distinguer » au sens de voir séparément. Ainsi, « l’art et la vie confondus », qui a pourtant inspiré tant de monde, n’a jamais fonctionné : l’art n’est pas soluble. Il est irréductible ontologiquement.

Mais peut-être la vie est-elle soluble dans l’art. Et c’est peut-être ce qu’a toujours signifié ce projet artistique. En effet, on est d’accord que tout peut être de l’art : autant une pelle à neige que les nuages dans le ciel, il suffit de les regarder comme de l’art. Comme ces alarmes énervantes de Cage, qui deviennent des sculptures sonores, pour peu qu’on s’ouvre à cette idée et qu’on les écoute de cette façon. Si j’aborde une tâche fastidieuse comme une performance, ça y est, c’en est une. Pour que toute la vie devienne œuvre d’art, il faut porter sur les choses un certain type de regard, ce que Genette appelle « l’attention aspectuelle », un regard d’art. Et il ressort de cela que l’art est une manière de voir, une attitude particulière, une intention. Une intention d’art.

Dans un article de 1986, Art which Can’t Be Art, Kaprow raconte :

I decided to pay attention to brushing my teeth, to watch my elbow moving. I would be alone in my bathroom, without art spectators. There would be no gallery, no critic to judge, no publicity. This was the crucial shift that removed the performance of everyday life from all but the memory of art. I could, of course, have said to myself, “Now I’m making art!!” But in actual practice, I didn’t think much about it.

My awareness and thoughts were of another kind. I began to pay attention to how much this act of brushing my teeth had become routinized, nonconscious behavior, compared with my first efforts to do it as a child. I began to suspect that 99 percent of my daily life was just as routinized and unnoticed; that my mind was always somewhere else; and that the thousand signals my body was sending me each minute were ignored. I guessed also that most people were like me in this respect.

Paradoxalement, tout cela a pour effet de hausser la vie au niveau de l’art. L’art est un paradigme de la vie augmentée. Lorsqu’en 1917, Duchamp a proposé un urinoir « ready-made » dans un Salon de sculpture, il a posé l’un des gestes les plus importants de toute l’histoire de l’art. Mais loin d’abolir l’art, ce geste a eu pour effet de magnifier l’urinoir. Je crois que c’est une distinction importante. Loin de les « confondre », on vit la vie comme s’il s’agissait d’art : intentionnellement, créativement, consciemment. Lorsque Beuys affirme sortir du monde de l’art (Par la présente, je n’appartiens plus à l’art) et parle de « sculpture sociale », c’est-à-dire de créer la société et la culture comme si elle était une sculpture collective, créative, intentionnelle, il est loin d’abolir l’art et la vie : il subsume la vie dans l’art.

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Mais il y a un contexte historique, ici. Avant l’ère moderne, l’art a toujours vécu au sein de la vie. Les activités et les produits de l’art étaient intégrés à la vie quotidienne. La musique qu’on appelle aujourd’hui « classique » était la musique que la noblesse et les riches entendaient dans leurs demeures, souvent en faisant autre chose, en mangeant, en discutant. La peinture et la sculpture faisaient partie du décor quotidien, c’était des éléments du design intérieur. Le théâtre dans les lieux publics était un divertissement comme aujourd’hui les DJ. Et ainsi de suite. C’est à partir de la Renaissance que s’est institué progressivement l’art qu’on appelle aujourd’hui « moderne » ou « contemporain ». Et c’est précisément cette séparation que les artistes ont voulu abolir, en fin de compte — un mouvement dans la logique de ce qui a précédé.

Dans la séparation graduelle de l’art et de la vie, c’est la vie qui en a souffert le plus : la vie quotidienne désacralisée, instrumentalisée, dés-esthétisée. Duchamp, Cage, Beuys et Kaprow (et les autres) s’insurgeaient contre le fait qu’on avait trop haussé l’art, trop sacralisé. Mais on avait aussi trop rabaissé, trop désacralisé, la vie quotidienne — on l’avait vidée de l’intention esthétique et des gestes de création.