Archives mensuelles : novembre 2017

L’idée de Rennes: le spirituel comme concept opératoire

Au courant que je revenais d’un colloque cet automne, quelques étudiants ont voulu savoir sur quoi portait la rencontre. Mais quand j’ai énoncé l’étrange sujet, « Le spirituel : un concept opératoire en sciences humaines? », pour certains leurs yeux sont devenus ronds. Je suis habituée à travailler sur des sujets, disons, un peu pointus, et ça ne me gêne pas que cela n’intéresse pas toujours le grand public. Après tout, la science se doit de fouiller dans les coins sombres et dans les marges : toutes les questions d’importance ne sont pas forcément dans la lumière du jour… Celui-ci, notamment.

Mais aussi ésotérique qu’il puisse apparaître, ce sujet-ci n’est pas marginal. Il est au contraire d’une immense importance, autant scientifiquement que sociologiquement, que politiquement… Il a rapport aux changements climatiques autant qu’aux excès du capitalisme, qu’à la santé des gens – mentale et physique – et qu’au futur de l’humanité. Je m’explique : d’un côté, le capitalisme a brisé notre rapport au monde, asservissant tout à la raison économique, transformant paysages, écosystèmes, animaux, plantes, lieux historiques, éléments précieux des cultures humaines, etc., en autant de « ressources » à exploiter… D’un autre côté, l’approche scientifique de la connaissance laisse dans les limbes de grands pans de l’expérience humaine et tout le champ des valeurs éthiques. En effet, notre rapport à la vérité et à la connaissance est désormais filtré par une vision scientiste : nous ne considérons désormais plus d’autre vérité que ce qu’une science étroite est capable d’affirmer avec certitude, c’est-à-dire une toute petite frange du réel (le problème n’étant pas la science elle-même, mais son enfermement dans des critères extrêmement rétrécis). Désormais, quelque chose n’est précieux que dans la mesure de ses retombées économiques et quelque chose n’est vrai que dans la mesure où la science en atteste l’existence physique.

Aff-le_spirutuel-bat1Or ces problèmes sont beaucoup de l’ordre des valeurs et des représentations collectives et appartiennent donc au champ des sciences humaines et sociales. Malheureusement, nous n’y échappons pas non plus : lorsqu’elles s’alignent sur la méthode matérialiste et positiviste des sciences naturelles, les sciences humaines ne peuvent que devenir nihilistes. En effet, comme on ne peut ni mesurer ni observer le sens de la vie, alors la vie n’a pas de sens. Les valeurs, telles la compassion, l’amour, la liberté, étant intangibles, elles ne sont que des tendances subjectives, impossibles à généraliser. En fait, c’est toute la subjectivité et l’intériorité (l’objet même des sciences humaines) qui sont exclues des recherches quantitatives. Au point que la psychologie, dans son désir d’être une science exacte, est moins capable d’explorer la subjectivité et la complexité de l’esprit humain que la littérature.

C’est dans ce contexte qu’arrive notre colloque, avec sa question du spirituel comme « concept opératoire ». Inscrire le spirituel transversalement dans les sciences humaines permettrait notamment de considérer l’humain dans son aspiration à plus-grand-que-lui, ce qui touche l’éthique, le rapport à l’autre, la réalisation et le dépassement de soi, le sens de l’existence, tout ce genre de choses. Cela permettrait aussi d’interroger un « nous » humain, biophile, capable de dépasser le carcan de ses intérêts égoïstes pour englober non seulement son plus-être à lui, mais celui de toute la vie sur Terre.

Une précision s’impose peut-être, ici… L’idée d’inscrire le spirituel comme dimension agissante dans la vie humaine ne signifie absolument pas la réinstallation du religieux. Le spirituel n’est pas le religieux : dans l’acception implicite du colloque, le mot nomme plutôt une réalité nouvelle, une certaine disposition de l’être qui est tout à la fois post-religieuse, transreligieuse et a-religieuse, typique d’une société laïque. Le spirituel n’est pas un credo : il n’est pas question de croire que Dieu existe ou qu’il y a une vie après la mort ou quelqu’autre « théorie » de la finalité ou des origines. Le spirituel ne s’oppose pas à la science car il n’est pas sur le même niveau, épistémologiquement parlant. C’est une disposition de l’être, une attitude existentielle, une certaine façon de vivre sa vie : chercher un sens, vouloir vivre une vie bonne et juste, vouloir accomplir les potentiels élevés dont on a l’intuition. En niant cette dimension spirituelle à notre être, nous risquons, comme c’est d’ailleurs le cas de tellement de gens, de nous sentir victimes des circonstances, de traiter nos états psychiques comme de simples fluctuations biochimiques à rééquilibrer par des molécules, d’en venir à considérer les valeurs de liberté, de courage, d’altruisme, de dépassement de soi, de bien collectif, comme d’impossibles idéaux ou de regrettables illusions.

L’idée de Rennes est de générer une compréhension des objets d’études des sciences humaines qui nous permettrait de les penser autrement. Dans l’appel à communications, on a évoqué le spirituel par des phrases-phares telles que « penser l’humain au-delà de sa matérialité » et « nommer ce qui déborde les positivités de l’existence ». Par exemple, si on envisageait l’humain dans ses capacités altruistes, animé d’un mouvement de dépassement de soi, inspiré par des valeurs élevées, capable de trouver du sens dans sa vie et dans ses malheurs, c’est cela qu’on étudierait. Si on pouvait voir autre chose dans la société qu’une simple agrégation de groupes d’intérêts en compétition les uns contre les autres, comme nous le suggère la médiocrité ambiante, c’est la vie démocratique qui changerait.

Pour accomplir ça, il ne suffit pas de se convaincre du bien-fondé de ce qui peut ressembler ici à un plaidoyer. Le problème n’est pas aussi simple que de décider de donner une place plus centrale au spirituel dans nos conceptions de l’humain; il faut surtout – puisque nous sommes en sciences humaines – déployer une rigueur méthodologique, des critères, et identifier des concepts ayant une certaine puissance épistémologique. En premier lieu, comprendre ce qui, dans l’approche actuelle, a mené à la négation du potentiel humain et chercher des approches plus constructives à cet égard. Nous sommes des chercheurs, pas des guides spirituels, et donc notre rôle n’est pas de déterminer quel est le sens de la vie, mais plutôt d’étudier par quelles méthodes et quelles opérations nous tissons ce sens. Non pas décréter la finalité de la vie humaine, mais plutôt regarder comment nos façons d’envisager cette finalité influencent nos actions. Aujourd’hui, les sciences (dans un accord fort commode avec l’économie de marché) posent un humain qui ne vit que pour lui-même et dont les seuls intérêts supérieurs sont la survie et la reproduction… Y a-t-il d’autres formes de science susceptibles de montrer une humanité intégrée à la Nature et intrinsèquement solidaire du sort de toute la biosphère? Pour le dire un peu vite, changer la définition de l’humain qui sert de base aux recherches en sciences humaines changerait tout ce que les sciences humaines ont à offrir. Et comme on le voit dans les mouvements écologiques et les visions alternatives, cela aurait un impact immense sur le déroulement du futur de la Terre et de l’humanité : permettant la décroissance, la solidarité, etc.

On dit souvent qu’aucun changement ne sera possible dans le système social tant qu’il n’y aura pas un changement psychique chez les individus : apprendre à aimer, développer notre conscience (de soi, des autres, du collectif), questionner nos petitesses, nos addictions, nos lieux de démission… Les sciences humaines, présentement, n’enseignent pas ça – elles ne savent même pas comment.

À l’Université de Rennes-2, nous étions des philosophes, des théologiens et des théologiennes, des sociologues, des spécialistes de la littérature et des arts, du management, des écologistes, pour travailler au déverrouillage des sciences humaines, aujourd’hui empêchées de penser à cause de la domination de paradigmes néfastes. Nous cherchions des façons concrètes de penser un changement paradigmatique, avec l’hypothèse que cela pouvait passer par le spirituel. C’est le plus difficile : développer les méthodologies pour ce genre de recherche. Il ne suffit pas, en effet, d’appeler le spirituel à la rescousse, encore faut-il prendre la mesure des changements épistémologiques et méthodologiques que cela impliquera.

Un an plus tard…

Je n’ai jamais voulu arrêter d’écrire… J’avais trouvé un rythme qui convenait à mes obligations universitaires, je publiais ici environ aux deux mois, et peu à peu, j’avais de plus en plus de lecteurs. Je n’ai jamais eu particulièrement d’ambition de ce côté, de toute façon; je ne m’attends pas à multiplier les « likes ». Mais j’aime ce médium, c’est plutôt ça. J’aime écrire, comme ça, à la ronde, sans comité de lecture et pour publication immédiate.

Mais je n’ai rien écrit depuis octobre l’année dernière… Treize mois maintenant. En réalité, c’est plutôt en novembre que j’ai arrêté d’écrire sur ce blog: c’est la catastrophe américaine qui m’a laissée littéralement sans voix.

J’étais tellement en colère que je ne pouvais rien écrire de raisonnable ou de décent. Et je n’étais pas en colère contre les gens de droite ou populistes, ou contre ceux qui ont voté pour lui, mais contre nous, les gens de gauche. Oui, nous! Car je pensais qu’on y était pour beaucoup. Je le pense encore. Je pense que cette catastrophe est en grande partie of our own making, comme disent les Anglais. Bon, ça fait un an, maintenant, et je n’ai plus l’élan de déplier mon argumentaire pour dire pourquoi c’est ce que je crois. D’autres (ici la sociologue Dominique Meda et ici Boucar Diouf) l’ont bien expliqué, de toute façon.

Je n’étais pas seulement en colère. Je suis aussi restée longtemps sidérée, incapable de penser à autre chose, presque paniquée. J’essayais de chasser de mon esprit les images d’interventions armées, de catastrophes écologiques, de crises économiques, et toutes les formes d’injustices et de répression qui menaçaient de se produire… Sans compter ma plus grande peur à vie: un régime de plus en plus totalitaire. Et puis cette impression que plus jamais le monde ne serait le même, ou même qu’il serait quelque chose qu’on pourrait qualifier de « normal ». Je me sentais intoxiquée, comme si j’avais ingéré un poison ou une drogue. Et je voyais bien, aussi, que plein de gens autour de moi vivaient la même chose. J’ai des amis sur Facebook qui, encore aujourd’hui, un an plus tard, partagent des articles du New York Times, du Washington Post et de bien d’autres média moins recommandables, pratiquement tous les jours. Ce qui signifie qu’ils y pensent à tous les jours. C’est comme un état altéré.

Au début de septembre cet automne, j’ai commencé à rédiger un article, intitulé provisoirement « Dix mois plus tard » – je voulais écrire exactement ce que je suis en train d’écrire aujourd’hui. Mais j’ai vite réalisé que j’avais encore beaucoup trop de colère… tout ce que j’écrivais tournait autour de ça. Alors j’ai attendu encore. Aujourd’hui ça va mieux.

Donc je pense que je peux reprendre ce blog. Je suis allée en Bretagne en octobre, pour un colloque fort intéressant sur lequel j’aurais envie d’écrire. Je vais le faire bientôt.