Archives mensuelles : avril 2020

Miserere … ou l’abolition du monde

Piéta

Par Christophe.Finot — Travail personnel, CC BY-SA 2.5, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4332847

Un peu plus tôt cette semaine, je racontais à mon amie Martine l’histoire mythique du Miserere d’Allegri, une pièce vocale composée dans les années 1630 par Gregorio Allegri, alors simple chanteur dans le chœur de la chapelle Sixtine. Pendant 140 ans, ce Miserere d’une immense et classique beauté a été chanté exclusivement dans cette chapelle les mercredi et vendredi de la Semaine sainte. On racontait qu’il était interdit de le chanter ailleurs, sous peine d’excommunication. Mais voilà qu’au cours de la Semaine sainte de 1770, en visite au Vatican avec son père, un jeune Mozart de 14 ans a eu la chance de l’entendre. Le soir même, il le recopiait de mémoire. À partir de ce moment, l’interdit s’est brisé et son exécution s’est répandue dans toutes les cours et les églises d’Europe.

Pourquoi est-ce que je vous raconte ça aujourd’hui, en ce temps étrange de la pandémie?

Parce qu’aujourd’hui, c’est Vendredi saint et qu’il m’arrive souvent d’écouter ce Miserere pendant la Semaine sainte. Chaque fois je suis quand même consciente que mon expérience n’est qu’un infime écho de ce que Wolfgang et Leopold ont pu vivre à Rome, le matin du 11 avril 1770. Cette musique dans les écouteurs et moi dans le fauteuil du salon, ce n’est pas comme être en personne dans la chapelle et l’entendre chantée par le chœur. On est d’accord. Mais voilà qu’aujourd’hui, j’ai soudainement réalisé que c’est toute ma vie que je dois vivre comme j’écoute ce Miserere – c’est-à-dire virtuellement, comme un « infime écho » de la réalité possible. Sur le web, on peut visiter des musées, des sites naturels, des cathédrales, des coins de rue en temps réels dans des villes de l’autre côté de la Terre, même des zoos et des aquariums… On peut voir du théâtre ou de la danse live. Et la chapelle Sixtine, d’ailleurs. Mais nous n’y sommes pas réellement, nous n’en sommes que spectateurs, que témoins. Si c’est pour remplacer la réalité – même celle, très ordinaire, de mes journées habituelles –, je préfère mourir! Je ne suis pas qu’une interface entre le monde et les idées que je m’en fais, je suis une personne, reliée de partout. Je suis un nexus dans la toile du monde – je ne suis pas isolable. Je suis à peine confinable.

Il ne faut pas penser que le monde est à l’extérieur et qu’une séparation est possible entre lui et nous. Le monde est tout autant intérieur… Mon intériorité, à laquelle je suis maintenant confinée, souffre de ce confinement, souffre d’avoir perdu ses lieux d’actualisation. Ce n’est pas vrai qu’on peut réduire le monde au seul trajet « essentiel » entre chez moi, le supermarché et la pharmacie. Ces services dont les autorités ont décrété qu’ils étaient essentiels ne sont essentiels qu’à leur plan d’action. Ce ne sont pas ceux qui nous sont essentiels, à nous, pour vivre. Comment peut-on dire que les lieux publics ne sont pas essentiels? Comment peut-on trouver acceptable de laisser couler le resto coréen, le centre-jardin, le salon de coiffure, la librairie… Tant pis, quoi ! Les gens vivront leur vie sur leur écran – suivront leurs cours de yoga et leurs séances de thérapie, l’école pour les jeunes, la messe de Pâques et les réunions AA, verront des spectacles, des expos, etc., sur leurs écrans.

Oh, je vois bien que le monde extérieur est toujours là. Et moi, je suis toujours ici. Mais mon lien avec le monde est sous respirateur artificiel. Je continue à travailler, depuis chez moi, mais mon lien avec mes étudiants et mes collègues est sous assistance respiratoire. Mon lien avec mes amies est sous respirateur. Nous allons évidemment continuer à nous aimer, à nous parler, à nous ennuyer les unes des autres, à nous voir par skype, à nous donner des nouvelles, mais nous ne ferons que nous raconter ce que nous avons fait séparément. Vous ne goûterez pas à mes nouveaux muffins (en fait, je n’en ferai même pas, à quoi bon?), je ne vous prêterai pas le livre dont je vous ai parlé sur zoom, je ne saurai même pas quels pantalons ou quelles godasses vous portez (ou si même vous en portez !)… Vous ne m’aiderez pas avec mon projet de menuiserie – en fait, je ne réaliserai même pas ce projet, si je n’ai personne pour m’aider. Nous ne nous toucherons plus et bientôt, nous n’aurons plus rien à nous raconter.

*

En entendant mon histoire sur le Miserere, Martine a fait remarquer, avec son humour si caractéristique, que les catholiques se sont toujours réservé des œuvres d’art et des objets précieux à intégrer dans l’hocus pocus si caractéristique de leurs liturgies et lieux de culte (costumes, formules d’incantation, utilisation du latin, cloches, encens, et cetera). Elle a vraiment dit « hocus pocus », chère Martine…

C’est effectivement ce qui distingue le catholicisme du protestantisme – dont la Réforme rejetait notamment toutes ces médiations esthétiques et artistiques pour se centrer sur la Parole et la réflexion personnelle, installant un rapport à Dieu sans intermédiaires. Pour les protestants, aucune image, aucun geste ne sont nécessaires pour vivre le spirituel. Dans le catholicisme, la communion est réelle, le geste de la consécration est performatif – c’est, oui, une sorte de magie incantatoire. Mais pour les Protestants, ces gestes consécrateurs ne sont que simples rappels symboliques d’une idée religieuse. Dans le catholicisme, les églises, les chants, l’encens, les vêtements sacerdotaux, les vitraux, sont les médiateurs nécessaires de l’expérience spirituelle… Dans le protestantisme, à part un intérêt esthétique propice à générer l’émotion, rien de cela n’est essentiel.

De là à voir la religion catholique comme une version archaïque du christianisme et le protestantisme comme une manifestation plus moderne – et conséquemment plus évoluée –, il n’y a qu’un pas (un pas que plusieurs auteurs ont franchi, d’ailleurs). Et c’est ce pas qui a fait du monde une abstraction, permettant qu’autant l’économie que la pandémie se décrivent en colonnes de chiffres et en courbes exponentielles. C’est ce pas qui a fait qu’aplatir le monde ou aplatir une courbe, c’est du même ordre. C’est aussi ce pas qui nous permet de croire que la santé physique (au sens de « ne pas attraper la maladie en question ») est plus réelle et donc plus importante que la santé mentale – et que tant qu’à y être, le monde peut tout aussi bien être virtuel : pourquoi avoir tant besoin d’y vivre?… ses images suffisent.

Au final, que penser d’un plan de santé qui considère que visiter les malades et veiller les mourants n’est pas un soin essentiel? Parce que ça n’ajoute rien, médicalement? Que penser, alors, de la définition de « médicalement » implicite dans cette position?

Allez, je m’arrête. Ça rend fou.