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Miserere (2) – Le monde meilleur

« Le discours ambiant, que j’appelle le « panmédicalisme » et qui tend à faire de la santé la valeur suprême, pas seulement un bien désirable, est un contre-sens sur la vie. Et si la santé devient la valeur suprême, alors la médecine devient la chose la plus importante : le « panmédicalisme » délègue aux médecins non seulement la gestion de nos maladies mais la gestion de nos vies, de nos sociétés, ce qui est inquiétant. » André Comte-Sponville

Depuis les débuts de la pandémie, les gens relisent La peste (une collègue à moi, Myriam Watthee, en a d’ailleurs fait un commentaire fort intéressant). On le sait, Camus, qui écrit son roman à la sortie de la 2e guerre, avait en tête une épidémie d’un tout autre genre : il pensait au nazisme – et comment des idées et des affects toxiques peuvent se répandre tel un virus. Aujourd’hui, avec l’Internet, on aperçoit mieux que jamais ce genre de contagion : idéologies, préjugés, fausses nouvelles, colère… Et au premier chef, la peur.

Les gens ont peur et demandent à être « pris en charge ». « Prendre en charge »…  une expression désormais répandue à travers tous les services de santé et de police. Chaque fois que je l’entends, quelque chose de viscéral en moi résiste. Je crains la pente sur laquelle elle nous entraine. Et la dystopie à laquelle cette pente (si on continue à la descendre) aboutirait.

Aldous Huxley, 1927 (Painting by John Collier (1850-1934), The Graphic (British newspaper). 7 May 1927. Public Domain

Alors de mon côté, ce que je relis, c’est Le meilleur des mondes, écrit par Aldous Huxley en 1931. Un jeune homme né dans une communauté marginale et appelé « le Sauvage » tout au long du roman, vient visiter le monde civilisé. Ce monde a supprimé toute forme de souffrance par une série de moyens technologiques et d’ingénierie sociale. Les gens prennent une dose quotidienne d’une molécule appelée soma, qui les rend doucement heureux. Les femmes ne sont plus enceintes, les enfants sont produits en laboratoire. Dès l’enfance, les gens sont soumis à différentes formes de conditionnements. Lorsqu’ils approchent de la mort, ils sont plongés chimiquement dans un état euphorique et s’en vont doucement, ne se rendant compte de rien. Leur départ ne cause de chagrin à personne, car plus personne n’a la faculté du chagrin. Les gens sont programmés génétiquement pour appartenir à une caste correspondante aux services qu’on attendra d’eux – comme ça, ils ne seront pas malheureux de leur sort dans l’échelle sociale. Dans ce monde, les sentiments et la morale n’ont plus de raison d’être – et sont, d’ailleurs, jugés trop dangereux pour la société.


À la fin du chapitre XVII, il y a cette scène extraordinaire. On arrive à la fin du roman, le Sauvage est en conversation avec l’un des dix Administrateurs mondiaux, Mustapha Menier. L’Administrateur, sélectionné in vitro pour appartenir au groupe le plus intelligent et occuper ce poste, n’a pas été conditionné comme les autres habitants. Il a eu accès à l’histoire, à la science, à la littérature et à la religion, mais il s’est investi de la difficile mission du « bonheur des autres », comme il dit. Tous les deux discutent librement des choix contrôlants de la civilisation au nom de la stabilité et du réalisme. À la fin, citant Shakespeare, le Sauvage évoque le hasard, le danger et la mort :

— N’est-ce pas quelque chose, cela? demanda-t-il, levant le regard sur Mustapha Menier. Même en faisant totalement abstraction de Dieu, et pourtant Dieu en constituerait, bien entendu, une raison. N’est-ce pas quelque chose, que de vivre dangereusement?

— Je crois bien, que c’est quelque chose ! répondit l’Administrateur.

Et là, il va expliquer à son jeune interlocuteur qu’une fois par mois, ils font vivre aux gens une sorte de tempête chimique surrénale, un « S. P. V. ». Car, effectivement, il est bon pour la santé de vivre des émotions négatives fortes. Le Sauvage n’est pas sûr de comprendre :

— S. P. V.?

— Succédané de Passion Violente. Régulièrement, une fois par mois, nous irriguons tout l’organisme avec un flot d’adrénaline. C’est l’équivalent physiologique complet de la peur et de la colère. Tous les effets toniques que produit le meurtre de Desdémone et le fait d’être tuée par Othello, sans aucun des désagréments.

— Mais cela me plait, les désagréments.

— Pas à nous, dit l’Administrateur — Nous préférons faire les choses en plein confort.

— Mais je n’en veux pas, du confort. Je veux Dieu, je veux de la poésie, je veux du danger véritable, je veux de la liberté, je veux de la bonté. Je veux du péché.

— En somme, dit Mustapha Menier, vous réclamez le droit d’être malheureux.

— Eh bien, soit, dit le Sauvage d’un ton de défi, je réclame le droit d’être malheureux.

— Sans parler du droit de vieillir, de devenir laid et impotent; du droit d’avoir la syphilis et le cancer; du droit d’avoir trop peu à manger; du droit d’avoir des poux; du droit de vivre dans l’appréhension constante de ce qui pourra se produire demain; du droit d’attraper la typhoïde; du droit d’être torturé par des douleurs indicibles de toutes sortes.

                  Il y eut un long silence.

— Je les réclame tous, dit enfin le Sauvage.

                  Mustapha Menier haussa les épaules.

— On vous les offre de grand cœur, dit-il.


C’était une de mes lectures d’adolescence, avec Crime et châtiment (Dostoïevski), Le pavillon des cancéreux (Soljénitsyne) et le glaçant 1984 (Orwell)… Alors que 1984, lui aussi une terrible dystopie, approchait davantage la réalité du monde communiste (rappelons-nous l’Europe de l’Est à l’époque, et le KGB de l’URSS), Le meilleur des mondes évoque mieux le genre de totalitarisme d’un état capitaliste : contrôler les gens par l’excès de sécurité et de confort.

Adulte, je n’ai jamais relu ce livre. J’en avais oublié de très larges pans, mais la scène que je vous ai racontée m’est toujours restée en mémoire. J’y ai souvent repensé, je l’ai souvent citée… C’est pour dire à quel point elle a été structurante pour moi, tant moralement que politiquement.

Nous n’en sommes pas là, évidemment. La molécule du bonheur n’existe pas encore, celle qui euphoriserait l’agonie non plus. Mais avouez que ça vous intéresse… que c’est tentant ! Si elles étaient disponibles, ces molécules seraient vite ajoutées à l’arsenal pharmaceutique – sur prescription, évidemment. Mais dès ce moment-là, la ligne entre la demande du patient et l’obligation pour tous deviendra très mince, comme elle l’est maintenant pour la vaccination. Il suffira d’en faire une affaire de « bien commun » – après tout, la souffrance et les difficultés des personnes coûtent cher à la collectivité.

L’autre jour, un homme, professeur de philo, posait cette question dans la section Libre Opinion du Devoir : « Devrais-je défier l’ordre de confinement pour accompagner mon père? » Un texte déchirant et d’autant plus que le choix – tant moral qu’affectif – implique de choisir entre le bien d’une personne (son père) et une conception médicale, scientifique, du bien commun. Comme le dit Marie de Hennezel, « la liberté de refuser un traitement ou de préférer voir sa famille plutôt qu’être protégé n’est pas entendue ». 

Le bien commun, comme toutes les questions sociales et humaines, est une question large, profonde et complexe. Ce bien commun demande d’équilibrer, entre autres, les impératifs écologiques, économiques, culturels et de santé avec les principes de justice, de liberté, de générosité et de développement de soi. Pour toutes ses qualités par ailleurs, la médecine ne peut pas aborder une question aussi large, avec sa vision en tunnels (ce qui définit « être expert »), qui ne voit que ce qu’elle cherche : des microbes, des symptômes, des cellules, des molécules. Côté collectif, elle ne sait penser qu’en statistiques. Elle n’a rien à nous dire sur le sens de la vie, ou sur le choix à faire entre la qualité de la vie ou sa simple préservation. Pour elle, souffrir ne sert à rien. L’amour d’un fils pour son père, l’amitié, le care, sont des extras. La force morale, la dimension spirituelle et autoformatrice des épreuves, ce n’est pas son domaine. Sa seule réponse au chagrin est une trousse chimique, sa seule réponse à la souffrance physique est l’analgésie. Sa seule solution à un virus est un vaccin. La vision en tunnels fait certes partie de la rigueur scientifique. Mais il ne faut pas reconduire cette vision à la collectivité, ne pas faire ce que Comte-Sponville appelle le « panmédicalisme ».

« Il faut trouver un juste rapport entre la folie hygiéniste et la dimension humaine », dit Marie de Hennezel.

À mesure des avancées scientifiques et technologiques, ce juste rapport sera de plus en plus difficile à trouver. Mais le panmédicalisme et le pouvoir à la science et à la Santé publique sont des réponses aussi faciles que tragiques.

Miserere … ou l’abolition du monde

Piéta

Par Christophe.Finot — Travail personnel, CC BY-SA 2.5, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4332847

Un peu plus tôt cette semaine, je racontais à mon amie Martine l’histoire mythique du Miserere d’Allegri, une pièce vocale composée dans les années 1630 par Gregorio Allegri, alors simple chanteur dans le chœur de la chapelle Sixtine. Pendant 140 ans, ce Miserere d’une immense et classique beauté a été chanté exclusivement dans cette chapelle les mercredi et vendredi de la Semaine sainte. On racontait qu’il était interdit de le chanter ailleurs, sous peine d’excommunication. Mais voilà qu’au cours de la Semaine sainte de 1770, en visite au Vatican avec son père, un jeune Mozart de 14 ans a eu la chance de l’entendre. Le soir même, il le recopiait de mémoire. À partir de ce moment, l’interdit s’est brisé et son exécution s’est répandue dans toutes les cours et les églises d’Europe.

Pourquoi est-ce que je vous raconte ça aujourd’hui, en ce temps étrange de la pandémie?

Parce qu’aujourd’hui, c’est Vendredi saint et qu’il m’arrive souvent d’écouter ce Miserere pendant la Semaine sainte. Chaque fois je suis quand même consciente que mon expérience n’est qu’un infime écho de ce que Wolfgang et Leopold ont pu vivre à Rome, le matin du 11 avril 1770. Cette musique dans les écouteurs et moi dans le fauteuil du salon, ce n’est pas comme être en personne dans la chapelle et l’entendre chantée par le chœur. On est d’accord. Mais voilà qu’aujourd’hui, j’ai soudainement réalisé que c’est toute ma vie que je dois vivre comme j’écoute ce Miserere – c’est-à-dire virtuellement, comme un « infime écho » de la réalité possible. Sur le web, on peut visiter des musées, des sites naturels, des cathédrales, des coins de rue en temps réels dans des villes de l’autre côté de la Terre, même des zoos et des aquariums… On peut voir du théâtre ou de la danse live. Et la chapelle Sixtine, d’ailleurs. Mais nous n’y sommes pas réellement, nous n’en sommes que spectateurs, que témoins. Si c’est pour remplacer la réalité – même celle, très ordinaire, de mes journées habituelles –, je préfère mourir! Je ne suis pas qu’une interface entre le monde et les idées que je m’en fais, je suis une personne, reliée de partout. Je suis un nexus dans la toile du monde – je ne suis pas isolable. Je suis à peine confinable.

Il ne faut pas penser que le monde est à l’extérieur et qu’une séparation est possible entre lui et nous. Le monde est tout autant intérieur… Mon intériorité, à laquelle je suis maintenant confinée, souffre de ce confinement, souffre d’avoir perdu ses lieux d’actualisation. Ce n’est pas vrai qu’on peut réduire le monde au seul trajet « essentiel » entre chez moi, le supermarché et la pharmacie. Ces services dont les autorités ont décrété qu’ils étaient essentiels ne sont essentiels qu’à leur plan d’action. Ce ne sont pas ceux qui nous sont essentiels, à nous, pour vivre. Comment peut-on dire que les lieux publics ne sont pas essentiels? Comment peut-on trouver acceptable de laisser couler le resto coréen, le centre-jardin, le salon de coiffure, la librairie… Tant pis, quoi ! Les gens vivront leur vie sur leur écran – suivront leurs cours de yoga et leurs séances de thérapie, l’école pour les jeunes, la messe de Pâques et les réunions AA, verront des spectacles, des expos, etc., sur leurs écrans.

Oh, je vois bien que le monde extérieur est toujours là. Et moi, je suis toujours ici. Mais mon lien avec le monde est sous respirateur artificiel. Je continue à travailler, depuis chez moi, mais mon lien avec mes étudiants et mes collègues est sous assistance respiratoire. Mon lien avec mes amies est sous respirateur. Nous allons évidemment continuer à nous aimer, à nous parler, à nous ennuyer les unes des autres, à nous voir par skype, à nous donner des nouvelles, mais nous ne ferons que nous raconter ce que nous avons fait séparément. Vous ne goûterez pas à mes nouveaux muffins (en fait, je n’en ferai même pas, à quoi bon?), je ne vous prêterai pas le livre dont je vous ai parlé sur zoom, je ne saurai même pas quels pantalons ou quelles godasses vous portez (ou si même vous en portez !)… Vous ne m’aiderez pas avec mon projet de menuiserie – en fait, je ne réaliserai même pas ce projet, si je n’ai personne pour m’aider. Nous ne nous toucherons plus et bientôt, nous n’aurons plus rien à nous raconter.

*

En entendant mon histoire sur le Miserere, Martine a fait remarquer, avec son humour si caractéristique, que les catholiques se sont toujours réservé des œuvres d’art et des objets précieux à intégrer dans l’hocus pocus si caractéristique de leurs liturgies et lieux de culte (costumes, formules d’incantation, utilisation du latin, cloches, encens, et cetera). Elle a vraiment dit « hocus pocus », chère Martine…

C’est effectivement ce qui distingue le catholicisme du protestantisme – dont la Réforme rejetait notamment toutes ces médiations esthétiques et artistiques pour se centrer sur la Parole et la réflexion personnelle, installant un rapport à Dieu sans intermédiaires. Pour les protestants, aucune image, aucun geste ne sont nécessaires pour vivre le spirituel. Dans le catholicisme, la communion est réelle, le geste de la consécration est performatif – c’est, oui, une sorte de magie incantatoire. Mais pour les Protestants, ces gestes consécrateurs ne sont que simples rappels symboliques d’une idée religieuse. Dans le catholicisme, les églises, les chants, l’encens, les vêtements sacerdotaux, les vitraux, sont les médiateurs nécessaires de l’expérience spirituelle… Dans le protestantisme, à part un intérêt esthétique propice à générer l’émotion, rien de cela n’est essentiel.

De là à voir la religion catholique comme une version archaïque du christianisme et le protestantisme comme une manifestation plus moderne – et conséquemment plus évoluée –, il n’y a qu’un pas (un pas que plusieurs auteurs ont franchi, d’ailleurs). Et c’est ce pas qui a fait du monde une abstraction, permettant qu’autant l’économie que la pandémie se décrivent en colonnes de chiffres et en courbes exponentielles. C’est ce pas qui a fait qu’aplatir le monde ou aplatir une courbe, c’est du même ordre. C’est aussi ce pas qui nous permet de croire que la santé physique (au sens de « ne pas attraper la maladie en question ») est plus réelle et donc plus importante que la santé mentale – et que tant qu’à y être, le monde peut tout aussi bien être virtuel : pourquoi avoir tant besoin d’y vivre?… ses images suffisent.

Au final, que penser d’un plan de santé qui considère que visiter les malades et veiller les mourants n’est pas un soin essentiel? Parce que ça n’ajoute rien, médicalement? Que penser, alors, de la définition de « médicalement » implicite dans cette position?

Allez, je m’arrête. Ça rend fou.

À la défense de mes amis homéopathes

Encore une fois, les journalistes de Radio-Canada sont tombés à bras raccourcis sur l’homéopathie. Régulièrement, à Enquête, La facture, ou Les grands reportages, ils font un reportage « choc » pour dénoncer l’inefficacité de cette pratique.

Un jour, au hasard d’amies communes et d’un party de Noël, j’ai rencontré une des journalistes d’Enquête et lui ai demandé pourquoi ils s’acharnaient tant sur les homéopathes… Elle m’a répondu, sans trop de conviction il m’a semblé, « il faut protéger le public »… Mais de quoi, donc? On ne cesse de répéter que les remèdes homéopathiques ne contiennent que du sucre et que leur effet n’est que placebo. En plus, les produits sont bon marché – personne ne s’enrichit, ici. Il n’y a ni fraude, ni corruption, ni crime, ni mort, ni lésion… Déception, tout au plus, pour les personnes chez qui le produit n’a pas marché. Ce n’est rien, comparé au cas de cette dame, par exemple, emportée par la grippe en 24 heures, alors que – l’article le précise – elle s’était pourtant fait vacciner. Où est ce danger si important?

Les pharmacies sont remplies de produits en vente libre qui sont pratiquement sans effet : produits anti-âge, fortifiants, pour nettoyer le foie, purifier le sang, contre la toux, la tendinite, les problèmes articulaires, etc… Il y a un grand nombre de médicaments approuvés dont les seuils reconnus d’efficacité ne dépassent pas les 40% – c’est-à-dire autour du seuil d’efficacité qu’on accorde aux placebos. Pourtant, on ne s’en formalise pas. On laisse faire les gens, on fait confiance à leur jugement. Alors pourquoi s’en prendre au produit homéopathique? Si ça se trouve, c’est le moins nocif des produits en pharmacie. Je trouve ça louche.

Homeopathic remedies. Photo: Ottawa College of Homeopathy

En fait, l’homéopathie dérange parce qu’elle repose sur une science, une histoire et une philosophie qui contredisent le consensus médical et relativisent les principes de la méthode scientifique. Si on admettait un jour l’efficacité de l’homéopathie, ce sont les fondements même de la biologie et de la recherche scientifique dans sa forme actuelle qu’il faudrait requestionner. Ça serait une catastrophe épistémologique – avant d’être aussi financière.

*

Dans ma fratrie, il y a trois médecins (incluant mon frère décédé) et une pharmacienne. Mais parmi mes amis et amies, je compte sept homéopathes – dont trois sont aussi médecins, une a un doctorat en sociologie; une autre, pharmacienne diplômée, a exercé quelque temps avant de se consacrer à l’homéopathie. Et moi, j’écoute tout le monde avec la même amitié, la même intelligence et le même intérêt.

Il y a environ deux ans, à la suite d’une grippe, j’ai continué de tousser pendant plusieurs mois. Quand j’ai commencé à cracher du sang, je suis évidemment allée voir le médecin. J’ai passé trois radiographies, deux TACO, une bronchoscopie (un examen invasif et douloureux), plusieurs analyses de laboratoire et deux tests des capacités pulmonaires, pour que finalement le pneumologue me diagnostique une affection chronique des bronches. Il ne m’a prescrit aucun médicament car il n’y a pas de traitement pour cette affection : seulement la prudence, comme de prendre des antibiotiques si on a la grippe, histoire de limiter les causes de toux. Quelques mois plus tard, je suis retournée le voir pour un contrôle : je n’avais plus rien, je ne toussais plus. Il m’a regardée l’air songeur pendant quelques secondes, mais il n’a rien dit. A-t-il pensé qu’il s’était peut-être trompé de diagnostic? Je ne sais pas. Je ne lui ai pas dit que j’avais été soignée en homéopathie. Personne ne veut entendre ces histoires – ces « anecdotes » pourtant innombrables.

Avec l’homéopathie, on est loin de l’apothicaire de quartier qui bidouille un remède-miracle dans son arrière-boutique. Les homéopathes sont des gens cultivés, diplômés, et éduqués scientifiquement. En Europe, où l’homéopathie existe depuis plus de 200 ans, plusieurs médecins sont aussi homéopathes. Traditionnellement, tous les homéopathes européens étaient aussi médecins, en fait. En Grande-Bretagne, on estime que six millions de personnes consultent en homéopathie – c’est-à-dire qu’ils préfèrent payer pour voir un homéopathe plutôt que de profiter d’un système de santé officiel gratuit (voir le documentaire Just One Drop). On pratique l’homéopathie sur tous les continents actuellement. En Inde, il y a plus de 200 collèges d’homéopathie accrédités par le gouvernement.

Nos journalistes ne font jamais de recherche sur l’homéopathie – sinon, ils trouveraient une longue histoire, une méthodologie rigoureuse, des praticiens nombreux et sérieux, une immense bibliographie, dont des matières médicales très fouillées et un nombre incalculable d’articles savants et d’études scientifiques. Prévenons qu’ils trouveraient aussi des idées scientifiques qui mettent nombre de « sceptiques professionnels » en apoplexie. Les journalistes de Radio-Canada ne font pas de recherche car ils endossent la doxa qui dit que seule l’opinion médicale officielle est valable : inutile, donc, de consulter qui que ce soit d’autre. On a dit, dans l’émission de la semaine dernière, que « aucune étude scientifique reconnue ne cautionne l’efficacité de l’homéopathie ». Portez attention à l’adjectif « reconnue »… car il existe, de fait, un grand nombre d’études sur l’homéopathie, toutes études rejetées au prétexte que « le produit ne contient rien d’autre que du sucre et du lactose », cette formule-choc qu’on ne cesse de répéter et qui est, en fin de compte, le seul argument contre toute l’approche homéopathique.

C’est vrai, le remède homéopathique n’est pas de nature chimique ou biochimique comme les médicaments habituels. Il est d’une nature qu’on ne comprend pas encore : est-ce électromagnétique? Quantique? Psychoïde? De l’ordre de l’information? Cette question nous amène effectivement sur une terra incognita de la science actuelle (car on ne peut quand même pas raisonnablement imaginer qu’il ne reste plus de territoires inexplorés, inconnus, insoupçonnés). Le jour où on découvrira le principe qui est à la base de la dilution homéopathique, ce sera une révolution en biologie et en médecine. Cette révolution ne réhabilitera pas seulement l’homéopathie, mais ouvrira la porte à des découvertes inouïes en médecine et des champs immenses de nouvelles connaissances… Pourquoi pas? Il y a eu plusieurs révolutions paradigmatiques en science : rappelons l’ouvrage classique de l’historien des sciences Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, qui nous permet de comprendre qu’une telle révolution n’est pas seulement possible, elle est probable. Sauf si, comme maintenant, on empêche tout effort de recherche et de réflexion sur le sujet et qu’on isole dans un brouillard d’opprobre ceux qui se penchent sur le problème.

La vraie science sait douter, elle sait hésiter, elle sait laisser ouverts des dossiers qu’elle ne comprend pas ou si elle soupçonne qu’il lui manque des éléments. Avant de découvrir la théorie quantique, on avait laissé ouvert le dossier de la nature de la lumière pendant des décennies. Les scientifiques de l’époque ont su vivre avec cette dissonance et accepter de travailler avec des théories qui se contredisaient mutuellement et des résultats expérimentaux inexplicables par la théorie classique alors en vigueur. Leur patience a été récompensée quand la puissante théorie des quanta est venue expliquer et réconcilier l’ensemble des observations. L’homéopathie est un tel dossier : on ne comprend pas comment opère le remède à dilution infinitésimale mais nous sommes nombreux à observer ses effets. En science, ceci s’appelle une anomalie et indique qu’il faut chercher une théorie unificatrice. Actuellement, on empêche cette recherche de se faire en lynchant ce mystère sur la place publique, et en le relynchant encore et encore, car on a beau dénoncer l’existence de ces granules de sucre, l’homéopathie reste toujours vivante. La seule raison étant, bien sûr, son efficacité.

Je salue mes amies et amis homéopathes qui persistent dans l’adversité et je célèbre leur génie.

L’idée de Rennes: le spirituel comme concept opératoire

Au courant que je revenais d’un colloque cet automne, quelques étudiants ont voulu savoir sur quoi portait la rencontre. Mais quand j’ai énoncé l’étrange sujet, « Le spirituel : un concept opératoire en sciences humaines? », pour certains leurs yeux sont devenus ronds. Je suis habituée à travailler sur des sujets, disons, un peu pointus, et ça ne me gêne pas que cela n’intéresse pas toujours le grand public. Après tout, la science se doit de fouiller dans les coins sombres et dans les marges : toutes les questions d’importance ne sont pas forcément dans la lumière du jour… Celui-ci, notamment.

Mais aussi ésotérique qu’il puisse apparaître, ce sujet-ci n’est pas marginal. Il est au contraire d’une immense importance, autant scientifiquement que sociologiquement, que politiquement… Il a rapport aux changements climatiques autant qu’aux excès du capitalisme, qu’à la santé des gens – mentale et physique – et qu’au futur de l’humanité. Je m’explique : d’un côté, le capitalisme a brisé notre rapport au monde, asservissant tout à la raison économique, transformant paysages, écosystèmes, animaux, plantes, lieux historiques, éléments précieux des cultures humaines, etc., en autant de « ressources » à exploiter… D’un autre côté, l’approche scientifique de la connaissance laisse dans les limbes de grands pans de l’expérience humaine et tout le champ des valeurs éthiques. En effet, notre rapport à la vérité et à la connaissance est désormais filtré par une vision scientiste : nous ne considérons désormais plus d’autre vérité que ce qu’une science étroite est capable d’affirmer avec certitude, c’est-à-dire une toute petite frange du réel (le problème n’étant pas la science elle-même, mais son enfermement dans des critères extrêmement rétrécis). Désormais, quelque chose n’est précieux que dans la mesure de ses retombées économiques et quelque chose n’est vrai que dans la mesure où la science en atteste l’existence physique.

Aff-le_spirutuel-bat1Or ces problèmes sont beaucoup de l’ordre des valeurs et des représentations collectives et appartiennent donc au champ des sciences humaines et sociales. Malheureusement, nous n’y échappons pas non plus : lorsqu’elles s’alignent sur la méthode matérialiste et positiviste des sciences naturelles, les sciences humaines ne peuvent que devenir nihilistes. En effet, comme on ne peut ni mesurer ni observer le sens de la vie, alors la vie n’a pas de sens. Les valeurs, telles la compassion, l’amour, la liberté, étant intangibles, elles ne sont que des tendances subjectives, impossibles à généraliser. En fait, c’est toute la subjectivité et l’intériorité (l’objet même des sciences humaines) qui sont exclues des recherches quantitatives. Au point que la psychologie, dans son désir d’être une science exacte, est moins capable d’explorer la subjectivité et la complexité de l’esprit humain que la littérature.

C’est dans ce contexte qu’arrive notre colloque, avec sa question du spirituel comme « concept opératoire ». Inscrire le spirituel transversalement dans les sciences humaines permettrait notamment de considérer l’humain dans son aspiration à plus-grand-que-lui, ce qui touche l’éthique, le rapport à l’autre, la réalisation et le dépassement de soi, le sens de l’existence, tout ce genre de choses. Cela permettrait aussi d’interroger un « nous » humain, biophile, capable de dépasser le carcan de ses intérêts égoïstes pour englober non seulement son plus-être à lui, mais celui de toute la vie sur Terre.

Une précision s’impose peut-être, ici… L’idée d’inscrire le spirituel comme dimension agissante dans la vie humaine ne signifie absolument pas la réinstallation du religieux. Le spirituel n’est pas le religieux : dans l’acception implicite du colloque, le mot nomme plutôt une réalité nouvelle, une certaine disposition de l’être qui est tout à la fois post-religieuse, transreligieuse et a-religieuse, typique d’une société laïque. Le spirituel n’est pas un credo : il n’est pas question de croire que Dieu existe ou qu’il y a une vie après la mort ou quelqu’autre « théorie » de la finalité ou des origines. Le spirituel ne s’oppose pas à la science car il n’est pas sur le même niveau, épistémologiquement parlant. C’est une disposition de l’être, une attitude existentielle, une certaine façon de vivre sa vie : chercher un sens, vouloir vivre une vie bonne et juste, vouloir accomplir les potentiels élevés dont on a l’intuition. En niant cette dimension spirituelle à notre être, nous risquons, comme c’est d’ailleurs le cas de tellement de gens, de nous sentir victimes des circonstances, de traiter nos états psychiques comme de simples fluctuations biochimiques à rééquilibrer par des molécules, d’en venir à considérer les valeurs de liberté, de courage, d’altruisme, de dépassement de soi, de bien collectif, comme d’impossibles idéaux ou de regrettables illusions.

L’idée de Rennes est de générer une compréhension des objets d’études des sciences humaines qui nous permettrait de les penser autrement. Dans l’appel à communications, on a évoqué le spirituel par des phrases-phares telles que « penser l’humain au-delà de sa matérialité » et « nommer ce qui déborde les positivités de l’existence ». Par exemple, si on envisageait l’humain dans ses capacités altruistes, animé d’un mouvement de dépassement de soi, inspiré par des valeurs élevées, capable de trouver du sens dans sa vie et dans ses malheurs, c’est cela qu’on étudierait. Si on pouvait voir autre chose dans la société qu’une simple agrégation de groupes d’intérêts en compétition les uns contre les autres, comme nous le suggère la médiocrité ambiante, c’est la vie démocratique qui changerait.

Pour accomplir ça, il ne suffit pas de se convaincre du bien-fondé de ce qui peut ressembler ici à un plaidoyer. Le problème n’est pas aussi simple que de décider de donner une place plus centrale au spirituel dans nos conceptions de l’humain; il faut surtout – puisque nous sommes en sciences humaines – déployer une rigueur méthodologique, des critères, et identifier des concepts ayant une certaine puissance épistémologique. En premier lieu, comprendre ce qui, dans l’approche actuelle, a mené à la négation du potentiel humain et chercher des approches plus constructives à cet égard. Nous sommes des chercheurs, pas des guides spirituels, et donc notre rôle n’est pas de déterminer quel est le sens de la vie, mais plutôt d’étudier par quelles méthodes et quelles opérations nous tissons ce sens. Non pas décréter la finalité de la vie humaine, mais plutôt regarder comment nos façons d’envisager cette finalité influencent nos actions. Aujourd’hui, les sciences (dans un accord fort commode avec l’économie de marché) posent un humain qui ne vit que pour lui-même et dont les seuls intérêts supérieurs sont la survie et la reproduction… Y a-t-il d’autres formes de science susceptibles de montrer une humanité intégrée à la Nature et intrinsèquement solidaire du sort de toute la biosphère? Pour le dire un peu vite, changer la définition de l’humain qui sert de base aux recherches en sciences humaines changerait tout ce que les sciences humaines ont à offrir. Et comme on le voit dans les mouvements écologiques et les visions alternatives, cela aurait un impact immense sur le déroulement du futur de la Terre et de l’humanité : permettant la décroissance, la solidarité, etc.

On dit souvent qu’aucun changement ne sera possible dans le système social tant qu’il n’y aura pas un changement psychique chez les individus : apprendre à aimer, développer notre conscience (de soi, des autres, du collectif), questionner nos petitesses, nos addictions, nos lieux de démission… Les sciences humaines, présentement, n’enseignent pas ça – elles ne savent même pas comment.

À l’Université de Rennes-2, nous étions des philosophes, des théologiens et des théologiennes, des sociologues, des spécialistes de la littérature et des arts, du management, des écologistes, pour travailler au déverrouillage des sciences humaines, aujourd’hui empêchées de penser à cause de la domination de paradigmes néfastes. Nous cherchions des façons concrètes de penser un changement paradigmatique, avec l’hypothèse que cela pouvait passer par le spirituel. C’est le plus difficile : développer les méthodologies pour ce genre de recherche. Il ne suffit pas, en effet, d’appeler le spirituel à la rescousse, encore faut-il prendre la mesure des changements épistémologiques et méthodologiques que cela impliquera.

Chroniques de l’ACFAS

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J’aime bien aller au congrès de l’ACFAS. Je sais, je suis un peu en décalage à ce sujet, car j’entends souvent des profs se défendre qu’ils y vont seulement pour présenter une communication et repartiront aussitôt. Beaucoup d’autres semblent fiers de profiter de cette semaine annuelle pour simplement faire autre chose. Bref, on dirait qu’il est mieux vu de snober cette grosse foire… C’est humain – on aime détester ce qui est gros ou populaire.

J’ai quand même des critiques à faire à ce congrès qui s’autoprésente comme « le plus important rassemblement multidisciplinaire du savoir et de la recherche de la Francophonie ». D’abord son coût : 250$ pour assister au congrès (c’était 200$ l’année dernière) et 50$ (40$ l’année dernière) pour être membre de l’ACFAS. Donc 300$ si on veut seulement mettre les pieds dans les lieux… Même les conférenciers doivent payer, même les organisateurs de colloques. Il y a bien des activités gratuites (au nombre de 8 !!!) pour le grand public, mais personnellement, je pense que tout devrait être gratuit – au nom d’une démocratisation nécessaire de la science. D’autant plus que Hydro-Québec soutient déjà l’événement et met son logo partout. Ces fameuses activités gratuites sont des trucs pseudo-artistiques, le concours Ma thèse en 180 secondes, et l’enregistrement d’émissions scientifiques grand public – de la science spectacle, quoi. Et la couverture médiatique est à l’avenant : sur les quelque 4000 présentations, réparties en plus de 200 colloques, le chroniqueur scientifique de Radio-Canada choisit deux ou trois recherches « sexy » en santé ou en technologie. Ce qui ne fait que renforcer, évidemment, cette impression du public que la science ne concerne vraiment que ces deux domaines.

L’autre chose qui me dérange, c’est l’acronyme, qui soi-disant signifie « association francophone pour le savoir ». Rien à voir, n’est-ce pas ? À l’origine, en 1923, ACFAS signifiait « Association canadienne-française pour l’avancement des sciences ». Mais à une certaine époque, dans la foulée nationaliste, on a dû être gêné par le terme « canadienne-française ». À la limite, ils pourraient écrire « association canadienne francophone pour l’avancement des sciences ». Mais bon. C’est un pourcentage très minime de congressistes qui savent ce que signifie l’acronyme, car il ne fait pas de sens. Et d’ailleurs, les collègues européens et de la grande francophonie ne s’y retrouvent pas. Quand l’un d’entre eux me pose la question, j’hésite à répondre, tant je trouve gênante cette petite réécriture pour gommer l’existence canadienne-française. On est en 2016 et on est encore complexé de notre histoire ! Une grande association scientifique, de surcroit ! Il suffirait de retrouver les termes d’origine pour défaire cette bourde anachronique.

Mais j’arrête mes critiques. Le fait est que j’aime bien y passer la semaine. J’assiste volontiers à plus d’un colloque – cette fois-ci, j’en ai fait trois. Je trouve toujours ça intéressant, même quand les présentations sont ennuyantes (ça arrive), car il n’y a pas meilleur contexte pour voir sur quoi les gens travaillent, comment ils travaillent, pour suivre l’évolution de la culture universitaire. C’est d’ailleurs un très bon contexte pour apprendre cette culture, quand on est doctorant ou nouveau professeur.

À cet égard, j’ai vu une évolution intéressante dans mes domaines. À trois ans d’intervalle, j’ai participé au même colloque sur la formation artistique, organisé par Francine Chaîné et Mariette Théberge, deux chercheures qui travaillent souvent ensemble. En 2013, j’avais présenté – avec ma collègue Virginie Chrétien – le programme court de 2e cycle en étude de la pratique artistique, que nous venions alors de créer à l’UQAR. Lors de cette présentation, nous avions été très prudentes, notamment pour ne pas énoncer d’a priori et éviter toute généralisation non fondée. Malgré cela, nos propos avaient quand même suscité quelques critiques faciles et un tantinet méprisantes. Les commentaires positifs étaient surtout venus en privé. Il faut dire que la majorité des présentations étaient appuyées par une approche scientifique assez traditionnelle : plusieurs études quantitatives (statistiques) et des protocoles de recherche plutôt standard. Alors quelle ne fut pas ma surprise cette année, dans un colloque avec presque le même titre, s’adressant grosso modo au même groupe de chercheurs, d’entendre une présentation après l’autre sous la forme de récit de pratique. On disait : j’ai donné tel cours, j’ai fait telle activité, avec telles intentions, selon telle méthode, et ça a donné ceci. Des récits ! Dans ce nouvel environnement de 2016, notre présentation de 2013 aurait presque eu l’air trop prudente. Si j’avais à la refaire, je ne me gênerais pas pour inclure des témoignages de nos étudiants et étudiantes – ce dont je m’étais abstenue à l’époque parce que je n’aurais pu garantir l’impartialité de ma sélection.

Les récits de pratique relèvent généralement d’une approche phénoménologique et ont pour grande caractéristique de s’écrire à la première personne. Le chercheur est aussi le praticien – qu’on voit alors comme un « praticien réflexif » – et si son témoignage manque de généralisation statistique ou d’objectivité, il a la grande qualité de nous donner accès au vécu, au ressenti, aux intentions du praticien, à son éthique. Il s’agit un peu de voir les choses de l’intérieur, au lieu de les mesurer de l’extérieur. Ceux qui me connaissent savent que je pense que les deux approches sont complémentaires, et qu’elles devraient occuper une place équilibrée dans le paysage scientifique. Mais l’approche classique domine de plus en plus. On a horriblement peur de la subjectivité, on ne se sent plus autorisé à décider par nous-même, et alors on s’en remet à cette « vérité prouvée » par les experts – et qui est un leurre pur et simple –, à ces statistiques bidon auxquelles on peut faire dire n’importe quoi. Et les médias style Les années lumière ne font aucun travail critique à ce sujet ; ils ne sont que les hauts-parleurs de la recherche dominante.

L’année dernière, j’avais suivi une journée d’un colloque sur le religieux – on était dans la sociologie des religions, les études religieuses, ce genre de disciplines. J’étais surprise d’entendre plusieurs présentateurs nous exposer leur dilemme face à leur propre affiliation culturelle ou religieuse : « je suis musulman », disait l’un, « et je me demande si je peux légitimement travailler sur un sujet touchant à l’Islam »… La même inquiétude provenait d’une chercheure chrétienne : « comment contourner le fait que j’ai la foi ? » Comment éradiquer toute forme de subjectivité présumée dans notre travail de recherche, en somme. Moi qui connais bien la littérature sur l’autoethnographie et la recherche impliquée, je regrettais que ces chercheurs ne soient pas familiers avec elle. La réponse facile a été que les chercheurs ne doivent pas être impliqués personnellement dans leur sujet d’étude, point. Mais c’est passer sous silence des décennies de critique en anthropologie, en sociologie, en histoire, en ethnographie, etc., sur justement cette impossible objectivité, les chercheurs ne pouvant s’empêcher de plaquer leur propres a prioris culturels sur leurs observations (jamais neutres) de groupes étrangers. On a des kilomètres de notes de terrain depuis le début du 20e siècle pour le constater : la subjectivité est toujours là. La réponse moins simpliste est que la majorité des chercheurs sont impliqués, d’une façon ou d’une autre, dans leur sujet. La question est d’en être conscient, de l’examiner, cette implication, versus (sous les diktats actuels) de la refouler dans l’inconscient.

Et puis au-delà de ce constat de dissimulation, on doit se demander quelle est la valeur scientifique d’études avec méthodologie distanciée et « objective ». Car un chercheur qui a une expérience directe du groupe qu’il étudie a des chances de déceler des éléments que le chercheur « objectif » ne verra pas et de comprendre des dimensions qui échappent à un regard qui fait tout pour être neutre. Le problème alors est méthodologique, pour s’assurer, non pas de l’objectivité du chercheur, mais de son intégrité. Ce que je remarque, c’est que depuis un bon nombre d’années, des réponses s’élaborent, des expériences se font, notre compréhension du problème s’approfondit, et notre savoir-faire se développe. Je vois ça se produire, justement, dans les colloques en sciences humaines de l’ACFAS.

Il y a un plan politique à cette discussion. Il faudrait que la prétention à l’objectivité scientifique soit débusquée et la domination de ce type d’experts sur l’ensemble de la connaissance soit remise en question. Ce faisant, nous compliquerions certainement la science, ses habitus (d’évaluation notamment) et ses institutions, mais nous y gagnerions en complexité, en richesse, en liberté, en démocratie et en créativité.

Comment penser le spirituel? Et que dire de le « théoriser »?

En mai 2015, notre université sera l’hôte du congrès annuel de l’ACFAS et avec des collègues européens, nous avons proposé de tenir un colloque intitulé « Approches transdisciplinaires du spirituel dans les lettres et les arts occidentaux contemporains : analyses et théorisations »… Vous trouvez peut-être ce titre un peu long, mais il a la vertu d’être en lui-même un résumé de notre programme scientifique.

Ce colloque fait suite à un autre, tenu à Nice en 2011 – lui-même intitulé « Approches transdisciplinaires de la spiritualité dans les arts et les sciences : pour une théorisation du spirituel ». Comme on peut voir dans la différence des titres, le nôtre, de portée moins générale, cible les lettres et les arts contemporains.

Mais les deux titres font référence à une théorisation du spirituel. Or depuis que nous avons lancé l’appel, cette question m’inquiète. Est-il même possible de « théoriser » la spiritualité? À quelles conditions? Y a-t-il des modèles dans les sciences qu’on pourrait appliquer? Malgré le colloque de Nice, la question de la théorisation n’est toujours pas claire dans mon esprit. Bien sûr il y a des candidats pour ce travail : la philosophie au premier chef, la théologie aussi. On pourrait penser à l’anthropologie, à la sociologie… Et cela ne viendra pas à l’esprit de la majorité, mais il y a aussi l’histoire de l’art et la critique littéraire – car l’art et la littérature ont toujours été de grands véhicules du spirituel. Comme le titre du colloque évoque la transdisciplinarité, on peut penser que toutes ces disciplines sont conviées dans cette réflexion. Et elles le sont, effectivement. À Nice, elles y étaient toutes – quoique de façon ni exhaustive, ni systématique.

Parce que chacune des sciences regardera le spirituel selon son paradigme propre, nous insistons sur l’aspect « transdisciplinaire », qui invite à regarder ce qui circule de l’une à l’autre et imaginer un dialogue. Mais cette approche ne me rassure pas en ce qui concerne le spirituel. Car même rassemblées, ces sciences nous obligent à regarder les choses comme des objets d’étude, des sujets d’analyse. L’idée même de théorisation implique une mise à distance… Que l’on s’en tienne à une seule science ou que l’on additionne les points de vue de plusieurs, ne regardons-nous pas toujours les aspects extérieurs?

Alors c’est cette question que je me pose : peut-on théoriser autrement qu’à partir d’un regard de type distant ou scientifique? Logiquement, mettre à distance implique qu’on est dans un espace. Or l’esprit n’est pas situé dans le monde matériel – pratiquement par définition… Même pour qui le conçoit comme immanent, le spirituel est une dimension « trans » : transpersonnelle, transdisciplinaire, transmatérielle… S’il y a un qualificatif qu’on peut sans craindre associer au spirituel, c’est justement ce préfixe, trans, dans ses trois acceptions de ce qui est « entre », « à travers » et « au-delà » (comme le fait remarquer Nicolescu au sujet de la transdisciplinarité). Et à cause de cela même, on ne peut pas approcher le spirituel comme on approche les sujets du monde matériel – ce sont des physiciens (Heisenberg, Bohm, Nicolescu…) qui le disent.

La spiritualité est un vécu, une expérience de l’être intime. Et donc le spirituel (comme le sacré, le beau, le sublime, etc.) serait cette qualité de certains objets, situations ou expériences qui éveillent cette expérience, ce ressenti, à l’intérieur de nous. Il s’agit d’un des sujets les plus difficiles à penser. Si on veut l’aborder par la philosophie ou la théologie, il faudra les philosophes et les théologiens et théologiennes les plus solides – capables de tenir à l’esprit plusieurs dimensions le temps de tisser les fils de leur intégration. Quant aux scientifiques (je pense particulièrement aux neurosciences ici), il faudra faire preuve d’une extrême délicatesse pour ne pas simplement réduire en miettes ce sujet si subtil. J’ai cette image d’un papillon qui se serait posé dans ma main – vais-je le retenir pour l’observer de plus près ou le laisser s’envoler pour le suivre des yeux?

Le défi est grand, donc, dès qu’on a mis ensemble ces termes : spirituel et théorisation. Quant à la transdisciplinarité, à cause justement de son préfixe et de ce qu’il signifie sur un plan épistémologique, on comprend qu’elle est pertinente – et peut-être est-ce la seule, au fond, à avoir la cohérence et la finesse nécessaires pour un discours sur le spirituel.

Mais voilà, à mettre ainsi en avant la difficulté du projet de notre colloque, je ne veux pas décourager ceux ou celles qui songeraient à une communication. D’ailleurs, n’ayant que des rudiments de philosophie, je ne suis pas mieux équipée que les autres pour me pencher sur ce sujet. Voici donc ce que je me propose comme point de départ.

J’ai déjà dit que le spirituel est une expérience, un vécu. C’est important, car si l’on ne pose la question que de façon purement théorique (par exemple « existe-t-il une dimension transcendante? » ou « l’esprit est-il une entité en soi ou n’est-il qu’un épiphénomène de l’activité cérébrale? »), on arrive à une impossibilité bien connue, insoluble, de l’ordre de « la réalité de la réalité ». Pour contourner ce problème, je propose donc de regarder le spirituel de l’intérieur, comme l’expérience qu’il est. À la base, son plus petit dénominateur commun pourrait être défini comme une aspiration, un sentiment d’élévation, une impression que le matériel n’est pas tout – qu’il existe quelque chose de plus ou quelque chose d’autre, et le désir ou l’élan de vouloir rejoindre cette dimension. On peut dire que c’est une dimension transcendante, un « ailleurs » de l’ici… Aucune de ces formulations ne pourrait suffire comme définition du spirituel, mais je fais l’hypothèse que la somme totale de toutes ces formulations existantes ou imaginables approche une approximation de ce que c’est. Ces formulations en tant que telles n’épuisent rien, mais si vous cherchiez parmi elles (et l’infinité de celles qu’on pourrait aligner ainsi), il y a des chances que vous en désigniez une ou une autre en disant : « c’est ça! C’est celle-là! »… Ou alors ce sera celle de tel ou telle mystique, poète ou artiste… On peut dire : voilà, ce vidéo de Shirin Neshat ou celui-là de Bill Viola, c’est ça pour moi, le spirituel. Ou ce poème de Keats ou cette cantate de Bach. Ou encore, c’est un moment passé qui surgira de notre mémoire : « là, à ce moment, j’ai pensé que c’était le spirituel ». L’historienne de l’art ou l’anthropologue, de leur côté, chercheront sur le terrain des manifestations de ce genre.

Ce qui nous suggère une approche. « Travaillons donc à serrer l’expérience d’aussi près que nous pourrons », dit Bergson[1]. Ici, c’est la tradition phénoménologique qui est conviée pour répondre à cette question : comment ce sentiment intime du spirituel se manifeste-t-il, ici ou là-bas? La théorisation viendra ensuite : selon la forme (ou les formes) qu’il prend ici (à l’intérieur de moi ou chez ces artistes, ou cette architecture ou ce texte ou ces rituels), que puis-je, moi, en dire? L’important, ici, n’étant pas de trouver une formulation définitive ou exclusive, meilleure que les autres, mais de formuler quelque chose qui peut être compris par l’autre et qui suscitera sa réflexion et sa réponse.

Franchement, je ne vois pas ce que notre colloque pourrait faire d’autre – mais cela est déjà beaucoup. Collectivement, on n’a pas fini de faire cet exercice.

 

[1] Encyclopædia Universalis, Dictionnaire de la philosophie (Albin Michel, 2006), p. 1892.

Penser autrement…

Comme prof, je cherche à proposer des manières différentes de penser et je sais que pour y arriver, il faut d’abord prendre conscience de nos façons ordinaires de penser. J’explique que les postulats, paradigmes et structures logiques qu’on pose au départ d’une réflexion vont nécessairement en déterminer la trajectoire. Si nous en sommes conscients, nous sommes libres face à eux comme face à des outils – dont on peut changer au besoin. Il faut pouvoir se déplacer dans nos schèmes de pensée. Mais le problème, c’est que ceux-ci sont souvent donnés par la culture ambiante; comme l’eau pour les poissons, nous ne les voyons même pas.

Cette culture a emprunté ses postulats et paradigmes à la science, n’en retenant malheureusement que les formulations les plus superficielles. S’ils ont parfaitement leur raison d’être en science, ils ne devraient pas s’appliquer dans la réflexion sur les enjeux de nos existences et de notre intériorité. Mais dans la culture simplificatrice (que je qualifie volontiers de « scientiste »), ils se sont transformés en une orthodoxie terriblement dommageable. Pensons à ce postulat bien connu de l’association des Sceptiques du Québec : « une connaissance ne peut être établie que si l’on dispose de faits observables dans des conditions contrôlées », ou encore au principe de causalité, c’est-à-dire l’enchaînement linéaire des causes et des effets.

Dans bien des cas, la causalité nous sert même de critère d’existence : les choses n’existent qu’en tant que facteurs dans une chaîne causale, c’est-à-dire en tant que cause ou effet observable de quelque chose. De plus, les causes doivent être « locales », c’est-à-dire des facteurs observables qui touchent physiquement à l’effet. Il faut qu’on puisse mesurer une action physique de la cause sur l’effet – une poussée, une réaction chimique, des ondes… À tel point que si on ne peut identifier la cause (locale) d’un phénomène, alors celui-ci ne peut pas exister. L’homéopathie est un exemple extrême de cela. C’est là une forme de médecine dont les prémisses sont tout simplement impossibles sur le plan de la causalité : comment une solution d’un produit tellement dilué qu’elle ne contient plus que quelques très rares molécules de ce produit pourrait-elle avoir un effet quelconque sur le corps? Si on ne peut même plus voir la trace de ce produit dans la solution, comment cette solution pourrait-elle guérir une personne? Scientifiquement impossible. Si on pose la question de l’homéopathie à un scientifique ordinaire, il ne nous parlera pas de la pensée homéopathique et encore moins des résultats obtenus par cette méthode. Il parlera du fait que le remède homéopathique ne peut pas fonctionner – autrement que comme placebo. Au regard de notre foi au principe de causalité linéaire, l’homéopathie est du même type que l’envoûtement ou l’imposition des mains.

Aussi, les causes ne doivent pas démentir le principe du temps unidirectionnel. Par exemple, le rêve prémonitoire est impossible, car cela impliquerait de renverser la flèche du temps qui préside à la chaîne causale – les causes sont toujours dans le passé de l’effet[1]. Pour les mêmes raisons, la synchronicité (concept proposé par C.G. Jung) est impossible, car elle implique que deux événements se produisant de façon fortuite en même temps, mais non reliés physiquement et sans cause commune identifiable, puissent être liés dans l’histoire de la personne. On qualifie de « pseudo-science » toute théorie qui implique des causes non locales (par exemple, le travail récent de Luc Montagnier) ou une causalité non linéaire.

*

J’en parlais avec des étudiants de 2e cycle il y a quelque temps. Comme ils se reconnaissaient dans ma description de ce paradigme, ils m’ont demandé s’il y avait d’autres options. J’aurais pu nommer différentes choses[2], mais l’exemple qui m’est venu est le sens. Au lieu de chercher les causes matérielles de quelque chose, ai-je dit, on peut en chercher plutôt la signification. C’est un peu la proposition de Jung avec son concept de synchronicité : ces événements qui ne sont pas reliés entre eux par une chaîne causale physique ou chimique ont par ailleurs un lien de sens. Dans ce paradigme, on ne voit plus le monde comme une suite de causes et d’effets, mais comme un cosmos signifiant où les choses et les êtres sont en relation, se ressemblent ou se distinguent, se répondent et s’interpellent, nous apparaissent justifiés, cohérents – un monde à la fois mystérieux et intelligible, que nous sommes invités à explorer. C’est un monde de correspondances, de symboles, de métaphores et d’intuition. La « science » qui s’applique ici est plutôt la phénoménologie, et les modes d’appréhension du sens sont de l’ordre de l’intuition, leur processus est fait de contemplation et de participation, alors que pour la causalité, c’est l’analyse, nourrie par l’observation et le calcul.

L’art, notamment, réfléchit et connait par la création du sens. Pour être précis, ce n’est pas seulement l’art, mais le mode de pensée commun à l’art, la poésie, la mystique, ainsi qu’à bien d’autres opérations cognitives de la vie de tous les jours, c’est-à-dire la correspondance. Sur un horizon historique, la correspondance (la métaphore, la métonymie…) est une manière de réfléchir plus répandue que la causalité. Pour cette raison, d’ailleurs, certains aiment penser que ce mode de pensée est un archaïsme, une vieille forme de pensée datant d’avant l’âge scientifique. Mais aujourd’hui on reconnait plutôt la métaphore comme un mode constitutif de notre cerveau lui-même.

Ce n’est pas seulement une discussion abstraite : il y a des conséquences graves à ces paradigmes simplistes et simplificateurs – dérivés de la science, mais peu « scientifiques » au sens noble du terme – entre autres sur le plan de la santé mentale. Lorsqu’on adopte la causalité matérielle comme principe unique de validation de la vérité, alors on commence à écarter de son esprit tout ce qui n’a pas de cause physique identifiable (« observable dans des conditions contrôlées ») : l’amour, l’amitié, le dépassement de soi, les émotions esthétiques, le bien, la charité et la vertu, l’imaginaire, la foi, l’espérance, etc., et en fin de compte, le sens lui-même. Le sens des événements, le sens des épreuves, le sens de la vie – rien de cela ne s’explique vraiment, scientifiquement je veux dire. Souvent, même, le sens n’est pas là au début, il ne préexiste pas un événement (il n’en est pas la cause!), mais il se déploie progressivement après coup – et alors on comprend, dans une espèce d’intuition téléologique, que ça faisait sens de vivre cette expérience. Si on n’a qu’un regard scientiste, si on ne se permet pas de croire à la vérité de choses qui n’ont pas de causes physiques, et de chercher le sens des mystères et des sentiments, alors on ne peut que devenir cynique, puis déprimé. Alors la chute dans le non-sens n’a aucun palier où s’arrêter.

[1] Pourtant, certains philosophes et physiciens réfléchissent à une « causalité inversée ».

[2] Par exemple, le principe bouddhiste de pratîtyasamutpada. Ou les théories de l’évolution du type de celle de Teilhard de Chardin.