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Miserere (2) – Le monde meilleur

« Le discours ambiant, que j’appelle le « panmédicalisme » et qui tend à faire de la santé la valeur suprême, pas seulement un bien désirable, est un contre-sens sur la vie. Et si la santé devient la valeur suprême, alors la médecine devient la chose la plus importante : le « panmédicalisme » délègue aux médecins non seulement la gestion de nos maladies mais la gestion de nos vies, de nos sociétés, ce qui est inquiétant. » André Comte-Sponville

Depuis les débuts de la pandémie, les gens relisent La peste (une collègue à moi, Myriam Watthee, en a d’ailleurs fait un commentaire fort intéressant). On le sait, Camus, qui écrit son roman à la sortie de la 2e guerre, avait en tête une épidémie d’un tout autre genre : il pensait au nazisme – et comment des idées et des affects toxiques peuvent se répandre tel un virus. Aujourd’hui, avec l’Internet, on aperçoit mieux que jamais ce genre de contagion : idéologies, préjugés, fausses nouvelles, colère… Et au premier chef, la peur.

Les gens ont peur et demandent à être « pris en charge ». « Prendre en charge »…  une expression désormais répandue à travers tous les services de santé et de police. Chaque fois que je l’entends, quelque chose de viscéral en moi résiste. Je crains la pente sur laquelle elle nous entraine. Et la dystopie à laquelle cette pente (si on continue à la descendre) aboutirait.

Aldous Huxley, 1927 (Painting by John Collier (1850-1934), The Graphic (British newspaper). 7 May 1927. Public Domain

Alors de mon côté, ce que je relis, c’est Le meilleur des mondes, écrit par Aldous Huxley en 1931. Un jeune homme né dans une communauté marginale et appelé « le Sauvage » tout au long du roman, vient visiter le monde civilisé. Ce monde a supprimé toute forme de souffrance par une série de moyens technologiques et d’ingénierie sociale. Les gens prennent une dose quotidienne d’une molécule appelée soma, qui les rend doucement heureux. Les femmes ne sont plus enceintes, les enfants sont produits en laboratoire. Dès l’enfance, les gens sont soumis à différentes formes de conditionnements. Lorsqu’ils approchent de la mort, ils sont plongés chimiquement dans un état euphorique et s’en vont doucement, ne se rendant compte de rien. Leur départ ne cause de chagrin à personne, car plus personne n’a la faculté du chagrin. Les gens sont programmés génétiquement pour appartenir à une caste correspondante aux services qu’on attendra d’eux – comme ça, ils ne seront pas malheureux de leur sort dans l’échelle sociale. Dans ce monde, les sentiments et la morale n’ont plus de raison d’être – et sont, d’ailleurs, jugés trop dangereux pour la société.


À la fin du chapitre XVII, il y a cette scène extraordinaire. On arrive à la fin du roman, le Sauvage est en conversation avec l’un des dix Administrateurs mondiaux, Mustapha Menier. L’Administrateur, sélectionné in vitro pour appartenir au groupe le plus intelligent et occuper ce poste, n’a pas été conditionné comme les autres habitants. Il a eu accès à l’histoire, à la science, à la littérature et à la religion, mais il s’est investi de la difficile mission du « bonheur des autres », comme il dit. Tous les deux discutent librement des choix contrôlants de la civilisation au nom de la stabilité et du réalisme. À la fin, citant Shakespeare, le Sauvage évoque le hasard, le danger et la mort :

— N’est-ce pas quelque chose, cela? demanda-t-il, levant le regard sur Mustapha Menier. Même en faisant totalement abstraction de Dieu, et pourtant Dieu en constituerait, bien entendu, une raison. N’est-ce pas quelque chose, que de vivre dangereusement?

— Je crois bien, que c’est quelque chose ! répondit l’Administrateur.

Et là, il va expliquer à son jeune interlocuteur qu’une fois par mois, ils font vivre aux gens une sorte de tempête chimique surrénale, un « S. P. V. ». Car, effectivement, il est bon pour la santé de vivre des émotions négatives fortes. Le Sauvage n’est pas sûr de comprendre :

— S. P. V.?

— Succédané de Passion Violente. Régulièrement, une fois par mois, nous irriguons tout l’organisme avec un flot d’adrénaline. C’est l’équivalent physiologique complet de la peur et de la colère. Tous les effets toniques que produit le meurtre de Desdémone et le fait d’être tuée par Othello, sans aucun des désagréments.

— Mais cela me plait, les désagréments.

— Pas à nous, dit l’Administrateur — Nous préférons faire les choses en plein confort.

— Mais je n’en veux pas, du confort. Je veux Dieu, je veux de la poésie, je veux du danger véritable, je veux de la liberté, je veux de la bonté. Je veux du péché.

— En somme, dit Mustapha Menier, vous réclamez le droit d’être malheureux.

— Eh bien, soit, dit le Sauvage d’un ton de défi, je réclame le droit d’être malheureux.

— Sans parler du droit de vieillir, de devenir laid et impotent; du droit d’avoir la syphilis et le cancer; du droit d’avoir trop peu à manger; du droit d’avoir des poux; du droit de vivre dans l’appréhension constante de ce qui pourra se produire demain; du droit d’attraper la typhoïde; du droit d’être torturé par des douleurs indicibles de toutes sortes.

                  Il y eut un long silence.

— Je les réclame tous, dit enfin le Sauvage.

                  Mustapha Menier haussa les épaules.

— On vous les offre de grand cœur, dit-il.


C’était une de mes lectures d’adolescence, avec Crime et châtiment (Dostoïevski), Le pavillon des cancéreux (Soljénitsyne) et le glaçant 1984 (Orwell)… Alors que 1984, lui aussi une terrible dystopie, approchait davantage la réalité du monde communiste (rappelons-nous l’Europe de l’Est à l’époque, et le KGB de l’URSS), Le meilleur des mondes évoque mieux le genre de totalitarisme d’un état capitaliste : contrôler les gens par l’excès de sécurité et de confort.

Adulte, je n’ai jamais relu ce livre. J’en avais oublié de très larges pans, mais la scène que je vous ai racontée m’est toujours restée en mémoire. J’y ai souvent repensé, je l’ai souvent citée… C’est pour dire à quel point elle a été structurante pour moi, tant moralement que politiquement.

Nous n’en sommes pas là, évidemment. La molécule du bonheur n’existe pas encore, celle qui euphoriserait l’agonie non plus. Mais avouez que ça vous intéresse… que c’est tentant ! Si elles étaient disponibles, ces molécules seraient vite ajoutées à l’arsenal pharmaceutique – sur prescription, évidemment. Mais dès ce moment-là, la ligne entre la demande du patient et l’obligation pour tous deviendra très mince, comme elle l’est maintenant pour la vaccination. Il suffira d’en faire une affaire de « bien commun » – après tout, la souffrance et les difficultés des personnes coûtent cher à la collectivité.

L’autre jour, un homme, professeur de philo, posait cette question dans la section Libre Opinion du Devoir : « Devrais-je défier l’ordre de confinement pour accompagner mon père? » Un texte déchirant et d’autant plus que le choix – tant moral qu’affectif – implique de choisir entre le bien d’une personne (son père) et une conception médicale, scientifique, du bien commun. Comme le dit Marie de Hennezel, « la liberté de refuser un traitement ou de préférer voir sa famille plutôt qu’être protégé n’est pas entendue ». 

Le bien commun, comme toutes les questions sociales et humaines, est une question large, profonde et complexe. Ce bien commun demande d’équilibrer, entre autres, les impératifs écologiques, économiques, culturels et de santé avec les principes de justice, de liberté, de générosité et de développement de soi. Pour toutes ses qualités par ailleurs, la médecine ne peut pas aborder une question aussi large, avec sa vision en tunnels (ce qui définit « être expert »), qui ne voit que ce qu’elle cherche : des microbes, des symptômes, des cellules, des molécules. Côté collectif, elle ne sait penser qu’en statistiques. Elle n’a rien à nous dire sur le sens de la vie, ou sur le choix à faire entre la qualité de la vie ou sa simple préservation. Pour elle, souffrir ne sert à rien. L’amour d’un fils pour son père, l’amitié, le care, sont des extras. La force morale, la dimension spirituelle et autoformatrice des épreuves, ce n’est pas son domaine. Sa seule réponse au chagrin est une trousse chimique, sa seule réponse à la souffrance physique est l’analgésie. Sa seule solution à un virus est un vaccin. La vision en tunnels fait certes partie de la rigueur scientifique. Mais il ne faut pas reconduire cette vision à la collectivité, ne pas faire ce que Comte-Sponville appelle le « panmédicalisme ».

« Il faut trouver un juste rapport entre la folie hygiéniste et la dimension humaine », dit Marie de Hennezel.

À mesure des avancées scientifiques et technologiques, ce juste rapport sera de plus en plus difficile à trouver. Mais le panmédicalisme et le pouvoir à la science et à la Santé publique sont des réponses aussi faciles que tragiques.