Archives de catégorie : Spiritualité

Miserere … ou l’abolition du monde

Piéta

Par Christophe.Finot — Travail personnel, CC BY-SA 2.5, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4332847

Un peu plus tôt cette semaine, je racontais à mon amie Martine l’histoire mythique du Miserere d’Allegri, une pièce vocale composée dans les années 1630 par Gregorio Allegri, alors simple chanteur dans le chœur de la chapelle Sixtine. Pendant 140 ans, ce Miserere d’une immense et classique beauté a été chanté exclusivement dans cette chapelle les mercredi et vendredi de la Semaine sainte. On racontait qu’il était interdit de le chanter ailleurs, sous peine d’excommunication. Mais voilà qu’au cours de la Semaine sainte de 1770, en visite au Vatican avec son père, un jeune Mozart de 14 ans a eu la chance de l’entendre. Le soir même, il le recopiait de mémoire. À partir de ce moment, l’interdit s’est brisé et son exécution s’est répandue dans toutes les cours et les églises d’Europe.

Pourquoi est-ce que je vous raconte ça aujourd’hui, en ce temps étrange de la pandémie?

Parce qu’aujourd’hui, c’est Vendredi saint et qu’il m’arrive souvent d’écouter ce Miserere pendant la Semaine sainte. Chaque fois je suis quand même consciente que mon expérience n’est qu’un infime écho de ce que Wolfgang et Leopold ont pu vivre à Rome, le matin du 11 avril 1770. Cette musique dans les écouteurs et moi dans le fauteuil du salon, ce n’est pas comme être en personne dans la chapelle et l’entendre chantée par le chœur. On est d’accord. Mais voilà qu’aujourd’hui, j’ai soudainement réalisé que c’est toute ma vie que je dois vivre comme j’écoute ce Miserere – c’est-à-dire virtuellement, comme un « infime écho » de la réalité possible. Sur le web, on peut visiter des musées, des sites naturels, des cathédrales, des coins de rue en temps réels dans des villes de l’autre côté de la Terre, même des zoos et des aquariums… On peut voir du théâtre ou de la danse live. Et la chapelle Sixtine, d’ailleurs. Mais nous n’y sommes pas réellement, nous n’en sommes que spectateurs, que témoins. Si c’est pour remplacer la réalité – même celle, très ordinaire, de mes journées habituelles –, je préfère mourir! Je ne suis pas qu’une interface entre le monde et les idées que je m’en fais, je suis une personne, reliée de partout. Je suis un nexus dans la toile du monde – je ne suis pas isolable. Je suis à peine confinable.

Il ne faut pas penser que le monde est à l’extérieur et qu’une séparation est possible entre lui et nous. Le monde est tout autant intérieur… Mon intériorité, à laquelle je suis maintenant confinée, souffre de ce confinement, souffre d’avoir perdu ses lieux d’actualisation. Ce n’est pas vrai qu’on peut réduire le monde au seul trajet « essentiel » entre chez moi, le supermarché et la pharmacie. Ces services dont les autorités ont décrété qu’ils étaient essentiels ne sont essentiels qu’à leur plan d’action. Ce ne sont pas ceux qui nous sont essentiels, à nous, pour vivre. Comment peut-on dire que les lieux publics ne sont pas essentiels? Comment peut-on trouver acceptable de laisser couler le resto coréen, le centre-jardin, le salon de coiffure, la librairie… Tant pis, quoi ! Les gens vivront leur vie sur leur écran – suivront leurs cours de yoga et leurs séances de thérapie, l’école pour les jeunes, la messe de Pâques et les réunions AA, verront des spectacles, des expos, etc., sur leurs écrans.

Oh, je vois bien que le monde extérieur est toujours là. Et moi, je suis toujours ici. Mais mon lien avec le monde est sous respirateur artificiel. Je continue à travailler, depuis chez moi, mais mon lien avec mes étudiants et mes collègues est sous assistance respiratoire. Mon lien avec mes amies est sous respirateur. Nous allons évidemment continuer à nous aimer, à nous parler, à nous ennuyer les unes des autres, à nous voir par skype, à nous donner des nouvelles, mais nous ne ferons que nous raconter ce que nous avons fait séparément. Vous ne goûterez pas à mes nouveaux muffins (en fait, je n’en ferai même pas, à quoi bon?), je ne vous prêterai pas le livre dont je vous ai parlé sur zoom, je ne saurai même pas quels pantalons ou quelles godasses vous portez (ou si même vous en portez !)… Vous ne m’aiderez pas avec mon projet de menuiserie – en fait, je ne réaliserai même pas ce projet, si je n’ai personne pour m’aider. Nous ne nous toucherons plus et bientôt, nous n’aurons plus rien à nous raconter.

*

En entendant mon histoire sur le Miserere, Martine a fait remarquer, avec son humour si caractéristique, que les catholiques se sont toujours réservé des œuvres d’art et des objets précieux à intégrer dans l’hocus pocus si caractéristique de leurs liturgies et lieux de culte (costumes, formules d’incantation, utilisation du latin, cloches, encens, et cetera). Elle a vraiment dit « hocus pocus », chère Martine…

C’est effectivement ce qui distingue le catholicisme du protestantisme – dont la Réforme rejetait notamment toutes ces médiations esthétiques et artistiques pour se centrer sur la Parole et la réflexion personnelle, installant un rapport à Dieu sans intermédiaires. Pour les protestants, aucune image, aucun geste ne sont nécessaires pour vivre le spirituel. Dans le catholicisme, la communion est réelle, le geste de la consécration est performatif – c’est, oui, une sorte de magie incantatoire. Mais pour les Protestants, ces gestes consécrateurs ne sont que simples rappels symboliques d’une idée religieuse. Dans le catholicisme, les églises, les chants, l’encens, les vêtements sacerdotaux, les vitraux, sont les médiateurs nécessaires de l’expérience spirituelle… Dans le protestantisme, à part un intérêt esthétique propice à générer l’émotion, rien de cela n’est essentiel.

De là à voir la religion catholique comme une version archaïque du christianisme et le protestantisme comme une manifestation plus moderne – et conséquemment plus évoluée –, il n’y a qu’un pas (un pas que plusieurs auteurs ont franchi, d’ailleurs). Et c’est ce pas qui a fait du monde une abstraction, permettant qu’autant l’économie que la pandémie se décrivent en colonnes de chiffres et en courbes exponentielles. C’est ce pas qui a fait qu’aplatir le monde ou aplatir une courbe, c’est du même ordre. C’est aussi ce pas qui nous permet de croire que la santé physique (au sens de « ne pas attraper la maladie en question ») est plus réelle et donc plus importante que la santé mentale – et que tant qu’à y être, le monde peut tout aussi bien être virtuel : pourquoi avoir tant besoin d’y vivre?… ses images suffisent.

Au final, que penser d’un plan de santé qui considère que visiter les malades et veiller les mourants n’est pas un soin essentiel? Parce que ça n’ajoute rien, médicalement? Que penser, alors, de la définition de « médicalement » implicite dans cette position?

Allez, je m’arrête. Ça rend fou.

L’idée de Rennes: le spirituel comme concept opératoire

Au courant que je revenais d’un colloque cet automne, quelques étudiants ont voulu savoir sur quoi portait la rencontre. Mais quand j’ai énoncé l’étrange sujet, « Le spirituel : un concept opératoire en sciences humaines? », pour certains leurs yeux sont devenus ronds. Je suis habituée à travailler sur des sujets, disons, un peu pointus, et ça ne me gêne pas que cela n’intéresse pas toujours le grand public. Après tout, la science se doit de fouiller dans les coins sombres et dans les marges : toutes les questions d’importance ne sont pas forcément dans la lumière du jour… Celui-ci, notamment.

Mais aussi ésotérique qu’il puisse apparaître, ce sujet-ci n’est pas marginal. Il est au contraire d’une immense importance, autant scientifiquement que sociologiquement, que politiquement… Il a rapport aux changements climatiques autant qu’aux excès du capitalisme, qu’à la santé des gens – mentale et physique – et qu’au futur de l’humanité. Je m’explique : d’un côté, le capitalisme a brisé notre rapport au monde, asservissant tout à la raison économique, transformant paysages, écosystèmes, animaux, plantes, lieux historiques, éléments précieux des cultures humaines, etc., en autant de « ressources » à exploiter… D’un autre côté, l’approche scientifique de la connaissance laisse dans les limbes de grands pans de l’expérience humaine et tout le champ des valeurs éthiques. En effet, notre rapport à la vérité et à la connaissance est désormais filtré par une vision scientiste : nous ne considérons désormais plus d’autre vérité que ce qu’une science étroite est capable d’affirmer avec certitude, c’est-à-dire une toute petite frange du réel (le problème n’étant pas la science elle-même, mais son enfermement dans des critères extrêmement rétrécis). Désormais, quelque chose n’est précieux que dans la mesure de ses retombées économiques et quelque chose n’est vrai que dans la mesure où la science en atteste l’existence physique.

Aff-le_spirutuel-bat1Or ces problèmes sont beaucoup de l’ordre des valeurs et des représentations collectives et appartiennent donc au champ des sciences humaines et sociales. Malheureusement, nous n’y échappons pas non plus : lorsqu’elles s’alignent sur la méthode matérialiste et positiviste des sciences naturelles, les sciences humaines ne peuvent que devenir nihilistes. En effet, comme on ne peut ni mesurer ni observer le sens de la vie, alors la vie n’a pas de sens. Les valeurs, telles la compassion, l’amour, la liberté, étant intangibles, elles ne sont que des tendances subjectives, impossibles à généraliser. En fait, c’est toute la subjectivité et l’intériorité (l’objet même des sciences humaines) qui sont exclues des recherches quantitatives. Au point que la psychologie, dans son désir d’être une science exacte, est moins capable d’explorer la subjectivité et la complexité de l’esprit humain que la littérature.

C’est dans ce contexte qu’arrive notre colloque, avec sa question du spirituel comme « concept opératoire ». Inscrire le spirituel transversalement dans les sciences humaines permettrait notamment de considérer l’humain dans son aspiration à plus-grand-que-lui, ce qui touche l’éthique, le rapport à l’autre, la réalisation et le dépassement de soi, le sens de l’existence, tout ce genre de choses. Cela permettrait aussi d’interroger un « nous » humain, biophile, capable de dépasser le carcan de ses intérêts égoïstes pour englober non seulement son plus-être à lui, mais celui de toute la vie sur Terre.

Une précision s’impose peut-être, ici… L’idée d’inscrire le spirituel comme dimension agissante dans la vie humaine ne signifie absolument pas la réinstallation du religieux. Le spirituel n’est pas le religieux : dans l’acception implicite du colloque, le mot nomme plutôt une réalité nouvelle, une certaine disposition de l’être qui est tout à la fois post-religieuse, transreligieuse et a-religieuse, typique d’une société laïque. Le spirituel n’est pas un credo : il n’est pas question de croire que Dieu existe ou qu’il y a une vie après la mort ou quelqu’autre « théorie » de la finalité ou des origines. Le spirituel ne s’oppose pas à la science car il n’est pas sur le même niveau, épistémologiquement parlant. C’est une disposition de l’être, une attitude existentielle, une certaine façon de vivre sa vie : chercher un sens, vouloir vivre une vie bonne et juste, vouloir accomplir les potentiels élevés dont on a l’intuition. En niant cette dimension spirituelle à notre être, nous risquons, comme c’est d’ailleurs le cas de tellement de gens, de nous sentir victimes des circonstances, de traiter nos états psychiques comme de simples fluctuations biochimiques à rééquilibrer par des molécules, d’en venir à considérer les valeurs de liberté, de courage, d’altruisme, de dépassement de soi, de bien collectif, comme d’impossibles idéaux ou de regrettables illusions.

L’idée de Rennes est de générer une compréhension des objets d’études des sciences humaines qui nous permettrait de les penser autrement. Dans l’appel à communications, on a évoqué le spirituel par des phrases-phares telles que « penser l’humain au-delà de sa matérialité » et « nommer ce qui déborde les positivités de l’existence ». Par exemple, si on envisageait l’humain dans ses capacités altruistes, animé d’un mouvement de dépassement de soi, inspiré par des valeurs élevées, capable de trouver du sens dans sa vie et dans ses malheurs, c’est cela qu’on étudierait. Si on pouvait voir autre chose dans la société qu’une simple agrégation de groupes d’intérêts en compétition les uns contre les autres, comme nous le suggère la médiocrité ambiante, c’est la vie démocratique qui changerait.

Pour accomplir ça, il ne suffit pas de se convaincre du bien-fondé de ce qui peut ressembler ici à un plaidoyer. Le problème n’est pas aussi simple que de décider de donner une place plus centrale au spirituel dans nos conceptions de l’humain; il faut surtout – puisque nous sommes en sciences humaines – déployer une rigueur méthodologique, des critères, et identifier des concepts ayant une certaine puissance épistémologique. En premier lieu, comprendre ce qui, dans l’approche actuelle, a mené à la négation du potentiel humain et chercher des approches plus constructives à cet égard. Nous sommes des chercheurs, pas des guides spirituels, et donc notre rôle n’est pas de déterminer quel est le sens de la vie, mais plutôt d’étudier par quelles méthodes et quelles opérations nous tissons ce sens. Non pas décréter la finalité de la vie humaine, mais plutôt regarder comment nos façons d’envisager cette finalité influencent nos actions. Aujourd’hui, les sciences (dans un accord fort commode avec l’économie de marché) posent un humain qui ne vit que pour lui-même et dont les seuls intérêts supérieurs sont la survie et la reproduction… Y a-t-il d’autres formes de science susceptibles de montrer une humanité intégrée à la Nature et intrinsèquement solidaire du sort de toute la biosphère? Pour le dire un peu vite, changer la définition de l’humain qui sert de base aux recherches en sciences humaines changerait tout ce que les sciences humaines ont à offrir. Et comme on le voit dans les mouvements écologiques et les visions alternatives, cela aurait un impact immense sur le déroulement du futur de la Terre et de l’humanité : permettant la décroissance, la solidarité, etc.

On dit souvent qu’aucun changement ne sera possible dans le système social tant qu’il n’y aura pas un changement psychique chez les individus : apprendre à aimer, développer notre conscience (de soi, des autres, du collectif), questionner nos petitesses, nos addictions, nos lieux de démission… Les sciences humaines, présentement, n’enseignent pas ça – elles ne savent même pas comment.

À l’Université de Rennes-2, nous étions des philosophes, des théologiens et des théologiennes, des sociologues, des spécialistes de la littérature et des arts, du management, des écologistes, pour travailler au déverrouillage des sciences humaines, aujourd’hui empêchées de penser à cause de la domination de paradigmes néfastes. Nous cherchions des façons concrètes de penser un changement paradigmatique, avec l’hypothèse que cela pouvait passer par le spirituel. C’est le plus difficile : développer les méthodologies pour ce genre de recherche. Il ne suffit pas, en effet, d’appeler le spirituel à la rescousse, encore faut-il prendre la mesure des changements épistémologiques et méthodologiques que cela impliquera.

La mort dans l’âge séculier : le plus bas dénominateur commun

Le livre de Charles Taylor, L’âge séculier, ouvrage aussi étrange que remarquable, se base sur la constatation simple que nous sommes « passés d’une situation où la croyance était l’option par défaut, non pas seulement pour les naïfs, mais aussi pour ceux qui connaissaient, envisageaient et discutaient l’athéisme, à une situation où, pour de plus en plus de gens, le schéma de non-croyance apparaît de prime abord comme étant le seul plausible » (p. 32). C’est dit dans les mots distanciés de la sociologie, mais dans les tranchées de la vie des familles, des groupes, des lieux de travail et des institutions, ce passage historique est chargé d’affects, d’antagonismes, de fermeture et de mots durs. Les questions de croyances et de religion suscitent acrimonie et incompréhension et l’attitude la plus sage, lorsqu’on est en société, est de s’en tenir loin. Mieux vaut se retirer dans son quant-à-soi et ne parler qu’en présence d’amis du même esprit. Cela s’applique d’autant plus pour moi, car – toujours selon Taylor – cette « présomption d’incroyance » prend un caractère « hégémonique » dans le monde intellectuel et universitaire. Plus que quiconque, lorsqu’on est professeur à l’université, on se doit de bien établir le fait qu’on n’est pas croyant – encore plus si on parle de spiritualité. Ce n’est pas trop difficile pour moi, car à la vérité, je ne crois rien. Comme tout universitaire qui se respecte, je refuse de croire. Je veux plutôt savoir.

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Soleil noir, 2003, Claire Maillé – huile sur toile 16" x 20"

Je traverse ces jours-ci l’épreuve terrible de la mort subite d’un frère – un frère plus jeune que moi. Le weekend dernier, nous étions réunis au complexe funéraire; des centaines (peut-être plus d’un millier) de personnes sont venues nous voir, le voir, tellement il était connu et aimé. C’est vrai qu’il était une sorte de géant dans son univers, un professionnel respecté et admiré, un grand ami, un père et un mari adoré… Je pourrais continuer longtemps de cette manière, mais tout ce qu’il était possible de dire dans ce chapitre a été dit par une personne ou une autre au cours du weekend. L’absurdité, l’incompréhension, l’impossible consolation.

Puis il y a eu la cérémonie. Offerte en option par la compagnie Lépine-Cloutier, entrepreneur en services funéraires, elle s’est déroulée dans une pièce de style « chapelle » sur les lieux mêmes du complexe funéraire. À l’heure dite, on y a transporté l’urne, la photo encadrée de mon frère, des cierges ont été allumés et une officiante a présidé. La famille immédiate nous a offert des textes très beaux, personnels, bouleversants. Des anecdotes bien choisies pour mettre en valeur les grandes qualités de mon frère. Quant à l’officiante, je n’ai rien à lui reprocher, elle a somme toute bien rempli un mandat dont on pouvait deviner les termes par les différentes parties de son discours : ne pas privilégier une tradition religieuse ou une autre, n’offenser personne ni déclencher les sensibilités anticléricales, célébrer la vie du défunt avant tout et surtout ne pas évoquer les questions liées à la mort, à l’après. On voyait qu’elle cherchait à accompagner les pensées et les sentiments des gens dans la salle, nous suggérant des métaphores, nous proposant de revoir des souvenirs avec le défunt, de penser à la vie qui a été, à la vie qui continue. Tout était centré sur l’homme vivant, ce qu’il a été, ses réalisations, ses qualités. Systématiquement, l’officiante évitait toute référence à la vie après la mort ou à des construits appartenant au christianisme ou toute autre religion identifiable. Pour ce faire, elle restait à un niveau neutre, générique, un genre de plus bas dénominateur commun, qui amène inévitablement dans la mouvance new age. À un moment donné, elle nous invitait à penser à mon frère par le biais d’une sorte de méditation guidée sur une musique du même type que celles qui jouent en arrière-plan lors des massages dans les spas. Un vrai travail de gestionnaire en produits funéraires.

À un moment donné (quand même!), elle a demandé qu’on dise ensemble « une prière chrétienne bien connue », le Notre Père. Franchement, je lui suggérerais de la dire en latin, pour être sûr que le contenu n’offense personne. Je salue quand même l’audace d’avoir inclus cette prière dont tout le monde connait, sinon les mots, du moins la musicalité. Personnellement, je l’ai récitée avec une certaine gratitude, tout en pensant qu’il y a des prières dans les archives des traditions spirituelles mondiales qui s’appliquent beaucoup mieux à la mort que le Notre Père.

L’officiante a évoqué la métaphore qu’on raconte aujourd’hui aux enfants, voulant que l’âme de la personne décédée monte au ciel et devienne une étoile – ce qui permet à l’enfant de regarder le ciel étoilé en pensant à la personne qu’il ne reverra plus jamais. Je me suis demandé à quelle ère remontait cette croyance. Sûrement le néolithique, tout comme les références qu’elle faisait au soleil et au feu! Bon… je me trompais, en fait, car la stellification existait encore chez les Grecs. Mais le problème que j’y vois reste bien réel : si on met de côté tout ce qui appartient (ou presque) à l’une ou l’autre des grandes religions connues, alors il ne reste que ça : des fables, des métaphores archaïques, des images pour les enfants. Et musicalement, des sons tenus dans le mode pentatonique.

img_8642Je veux bien qu’on ne croie pas en une survie de l’âme après la mort, qu’on ne croit pas en Dieu, ni en quoi que ce soit qui transcenderait ce monde matériel qui est le domaine de la science. Mais comme nous le rappellent autant les scientifiques que les philosophes, l’affirmation qu’il n’y a rien après la mort et l’athéisme sont aussi des croyances, au sens où on ne peut prouver ni l’existence de ces éléments inexplicables ni leur non-existence. Abstenons-nous d’y faire référence, d’accord, mais n’aplatissons pas ce mystère pour autant. Les humains ont toujours été saisis, parfois de révérence parfois d’effroi, devant le mystère de la mort. Le sentiment du numineux, comme l’ont appelé Otto et Jung, n’est pas théiste, il est existentiel. Lorsque survient la mort d’un proche, on se trouve poussé sur la frontière de l’immense territoire du mystère – plutôt que de s’empresser de s’en éloigner aussi vite, on peut rester un peu pour en embrasser la profondeur et sa paradoxale obscurité. Non?

Les cultures passées ont dépensé des trésors d’imagination, d’inspiration, de travail, pour créer des œuvres qui calmeront l’effroi, consoleront le chagrin et révèreront (un verbe important, ça, « révérer ») le mystère. Il existe un nombre incalculable de musiques, de poésies, d’images, de mythes, de prières d’une grande beauté et d’une grande sagesse. Du Livre des morts tibétain au Livre des morts égyptiens, du requiem de Fauré aux chants funèbres amérindiens, il y a eu des millénaires de production créative visant à générer un effet de saisissement et de réflexion. Le grand mystique soufi Djalâl ad-Dîn Rûmî, peut-être le plus grand poète de tous les temps, a écrit un livre de poèmes sur la mort de son maître et ami Shams et le chagrin, tout aussi insupportable que lumineux, qu’il en a ressenti; de plus, il y a cette nostalgie de Dieu qui traverse toute son œuvre. Quel mal y aurait-il pour un athée d’entendre les paroles d’un Kyrie ou de se représenter le tribunal d’Osiris, si d’aventure il a besoin de réconcilier – sans reproches, sans colère, sans jugement – certaines actions du défunt? Quel mal y aurait-il pour un athée de confier l’âme du mort à des forces divines, même si on les conçoit comme des forces imaginaires? Lorsqu’on a besoin de pleurer, quel mal y aurait-il à se faire aider par le Lacrymosa de Mozart, un quatuor de Górecki, ou l’une des innombrables musiques qui ont été composées expressément dans ce but? Et puis, tant qu’à y être, quel mal y aurait-il à nous réunir dans une véritable chapelle ou église – dont on pourrait toujours rendre la décoration plus œcuménique – plutôt que ces nouveaux lieux corporatifs en gyproc ?

Je pensais à cette affirmation d’Albert Camus : « L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde » (dans Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942, p. 45). Le silence du monde n’apparaît déraisonnable qu’à celui qui ne l’écoute pas. Car si on prend le temps de l’écouter, on gagne beaucoup d’ampleur à l’intérieur de soi… peut-être assez d’ampleur, justement, pour y trouver un peu de la sérénité et du courage dont nous avons besoin. C’est ce qu’enseigne la pratique de la méditation de présence éveillée. Et paradoxalement, un grand nombre de poésies et de musiques du répertoire millénaire sont faites pour nous aider à entendre ce silence aussi édifiant que consolant.

L’idée que je m’en fais repose sur quelque chose de très difficile : tolérer le mystère, oser ne pas savoir. Dans le passé où je propose de puiser pour les rituels funéraires, les gens « savaient » ce qui allait se passer. Dans Le livre des morts tibétains, on vous explique ce qui arrive dans le passage et après la mort. Dans les funérailles chrétiennes, les gens sont convaincus qu’il y a un ciel où le Christ attend l’âme du défunt. Aujourd’hui, dans notre monde matérialiste, nous ne savons pas – et comme on trouve souvent intolérable de ne pas savoir, nous sautons à la conclusion rapide (et non fondée scientifiquement) qu’il n’y a rien.

Nous nous pensons supérieurs aux humains du passé, que nous qualifions facilement de naïfs. Ils l’étaient probablement. Mais si nous, nous ne sommes plus naïfs, si nous, nous sommes fiers de pouvoir réfléchir à ces questions plutôt que de sauter d’emblée aux conclusions magiques, alors nous devrions aussi avoir le pouvoir intellectuel et psychologique de tolérer de ne pas savoir. Et devant la mort, nous retenir de savoir sans pour autant détourner le regard du mystère. En tout cas, ce que les entrepreneurs en pompes funèbres de la postmodernité nous offrent ces temps-ci est bien en deçà, en termes de qualité et de profondeur, de ce qui s’est fait avant nous en cette matière.

Comment penser le spirituel? Et que dire de le « théoriser »?

En mai 2015, notre université sera l’hôte du congrès annuel de l’ACFAS et avec des collègues européens, nous avons proposé de tenir un colloque intitulé « Approches transdisciplinaires du spirituel dans les lettres et les arts occidentaux contemporains : analyses et théorisations »… Vous trouvez peut-être ce titre un peu long, mais il a la vertu d’être en lui-même un résumé de notre programme scientifique.

Ce colloque fait suite à un autre, tenu à Nice en 2011 – lui-même intitulé « Approches transdisciplinaires de la spiritualité dans les arts et les sciences : pour une théorisation du spirituel ». Comme on peut voir dans la différence des titres, le nôtre, de portée moins générale, cible les lettres et les arts contemporains.

Mais les deux titres font référence à une théorisation du spirituel. Or depuis que nous avons lancé l’appel, cette question m’inquiète. Est-il même possible de « théoriser » la spiritualité? À quelles conditions? Y a-t-il des modèles dans les sciences qu’on pourrait appliquer? Malgré le colloque de Nice, la question de la théorisation n’est toujours pas claire dans mon esprit. Bien sûr il y a des candidats pour ce travail : la philosophie au premier chef, la théologie aussi. On pourrait penser à l’anthropologie, à la sociologie… Et cela ne viendra pas à l’esprit de la majorité, mais il y a aussi l’histoire de l’art et la critique littéraire – car l’art et la littérature ont toujours été de grands véhicules du spirituel. Comme le titre du colloque évoque la transdisciplinarité, on peut penser que toutes ces disciplines sont conviées dans cette réflexion. Et elles le sont, effectivement. À Nice, elles y étaient toutes – quoique de façon ni exhaustive, ni systématique.

Parce que chacune des sciences regardera le spirituel selon son paradigme propre, nous insistons sur l’aspect « transdisciplinaire », qui invite à regarder ce qui circule de l’une à l’autre et imaginer un dialogue. Mais cette approche ne me rassure pas en ce qui concerne le spirituel. Car même rassemblées, ces sciences nous obligent à regarder les choses comme des objets d’étude, des sujets d’analyse. L’idée même de théorisation implique une mise à distance… Que l’on s’en tienne à une seule science ou que l’on additionne les points de vue de plusieurs, ne regardons-nous pas toujours les aspects extérieurs?

Alors c’est cette question que je me pose : peut-on théoriser autrement qu’à partir d’un regard de type distant ou scientifique? Logiquement, mettre à distance implique qu’on est dans un espace. Or l’esprit n’est pas situé dans le monde matériel – pratiquement par définition… Même pour qui le conçoit comme immanent, le spirituel est une dimension « trans » : transpersonnelle, transdisciplinaire, transmatérielle… S’il y a un qualificatif qu’on peut sans craindre associer au spirituel, c’est justement ce préfixe, trans, dans ses trois acceptions de ce qui est « entre », « à travers » et « au-delà » (comme le fait remarquer Nicolescu au sujet de la transdisciplinarité). Et à cause de cela même, on ne peut pas approcher le spirituel comme on approche les sujets du monde matériel – ce sont des physiciens (Heisenberg, Bohm, Nicolescu…) qui le disent.

La spiritualité est un vécu, une expérience de l’être intime. Et donc le spirituel (comme le sacré, le beau, le sublime, etc.) serait cette qualité de certains objets, situations ou expériences qui éveillent cette expérience, ce ressenti, à l’intérieur de nous. Il s’agit d’un des sujets les plus difficiles à penser. Si on veut l’aborder par la philosophie ou la théologie, il faudra les philosophes et les théologiens et théologiennes les plus solides – capables de tenir à l’esprit plusieurs dimensions le temps de tisser les fils de leur intégration. Quant aux scientifiques (je pense particulièrement aux neurosciences ici), il faudra faire preuve d’une extrême délicatesse pour ne pas simplement réduire en miettes ce sujet si subtil. J’ai cette image d’un papillon qui se serait posé dans ma main – vais-je le retenir pour l’observer de plus près ou le laisser s’envoler pour le suivre des yeux?

Le défi est grand, donc, dès qu’on a mis ensemble ces termes : spirituel et théorisation. Quant à la transdisciplinarité, à cause justement de son préfixe et de ce qu’il signifie sur un plan épistémologique, on comprend qu’elle est pertinente – et peut-être est-ce la seule, au fond, à avoir la cohérence et la finesse nécessaires pour un discours sur le spirituel.

Mais voilà, à mettre ainsi en avant la difficulté du projet de notre colloque, je ne veux pas décourager ceux ou celles qui songeraient à une communication. D’ailleurs, n’ayant que des rudiments de philosophie, je ne suis pas mieux équipée que les autres pour me pencher sur ce sujet. Voici donc ce que je me propose comme point de départ.

J’ai déjà dit que le spirituel est une expérience, un vécu. C’est important, car si l’on ne pose la question que de façon purement théorique (par exemple « existe-t-il une dimension transcendante? » ou « l’esprit est-il une entité en soi ou n’est-il qu’un épiphénomène de l’activité cérébrale? »), on arrive à une impossibilité bien connue, insoluble, de l’ordre de « la réalité de la réalité ». Pour contourner ce problème, je propose donc de regarder le spirituel de l’intérieur, comme l’expérience qu’il est. À la base, son plus petit dénominateur commun pourrait être défini comme une aspiration, un sentiment d’élévation, une impression que le matériel n’est pas tout – qu’il existe quelque chose de plus ou quelque chose d’autre, et le désir ou l’élan de vouloir rejoindre cette dimension. On peut dire que c’est une dimension transcendante, un « ailleurs » de l’ici… Aucune de ces formulations ne pourrait suffire comme définition du spirituel, mais je fais l’hypothèse que la somme totale de toutes ces formulations existantes ou imaginables approche une approximation de ce que c’est. Ces formulations en tant que telles n’épuisent rien, mais si vous cherchiez parmi elles (et l’infinité de celles qu’on pourrait aligner ainsi), il y a des chances que vous en désigniez une ou une autre en disant : « c’est ça! C’est celle-là! »… Ou alors ce sera celle de tel ou telle mystique, poète ou artiste… On peut dire : voilà, ce vidéo de Shirin Neshat ou celui-là de Bill Viola, c’est ça pour moi, le spirituel. Ou ce poème de Keats ou cette cantate de Bach. Ou encore, c’est un moment passé qui surgira de notre mémoire : « là, à ce moment, j’ai pensé que c’était le spirituel ». L’historienne de l’art ou l’anthropologue, de leur côté, chercheront sur le terrain des manifestations de ce genre.

Ce qui nous suggère une approche. « Travaillons donc à serrer l’expérience d’aussi près que nous pourrons », dit Bergson[1]. Ici, c’est la tradition phénoménologique qui est conviée pour répondre à cette question : comment ce sentiment intime du spirituel se manifeste-t-il, ici ou là-bas? La théorisation viendra ensuite : selon la forme (ou les formes) qu’il prend ici (à l’intérieur de moi ou chez ces artistes, ou cette architecture ou ce texte ou ces rituels), que puis-je, moi, en dire? L’important, ici, n’étant pas de trouver une formulation définitive ou exclusive, meilleure que les autres, mais de formuler quelque chose qui peut être compris par l’autre et qui suscitera sa réflexion et sa réponse.

Franchement, je ne vois pas ce que notre colloque pourrait faire d’autre – mais cela est déjà beaucoup. Collectivement, on n’a pas fini de faire cet exercice.

 

[1] Encyclopædia Universalis, Dictionnaire de la philosophie (Albin Michel, 2006), p. 1892.