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Chroniques de l’ACFAS

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J’aime bien aller au congrès de l’ACFAS. Je sais, je suis un peu en décalage à ce sujet, car j’entends souvent des profs se défendre qu’ils y vont seulement pour présenter une communication et repartiront aussitôt. Beaucoup d’autres semblent fiers de profiter de cette semaine annuelle pour simplement faire autre chose. Bref, on dirait qu’il est mieux vu de snober cette grosse foire… C’est humain – on aime détester ce qui est gros ou populaire.

J’ai quand même des critiques à faire à ce congrès qui s’autoprésente comme « le plus important rassemblement multidisciplinaire du savoir et de la recherche de la Francophonie ». D’abord son coût : 250$ pour assister au congrès (c’était 200$ l’année dernière) et 50$ (40$ l’année dernière) pour être membre de l’ACFAS. Donc 300$ si on veut seulement mettre les pieds dans les lieux… Même les conférenciers doivent payer, même les organisateurs de colloques. Il y a bien des activités gratuites (au nombre de 8 !!!) pour le grand public, mais personnellement, je pense que tout devrait être gratuit – au nom d’une démocratisation nécessaire de la science. D’autant plus que Hydro-Québec soutient déjà l’événement et met son logo partout. Ces fameuses activités gratuites sont des trucs pseudo-artistiques, le concours Ma thèse en 180 secondes, et l’enregistrement d’émissions scientifiques grand public – de la science spectacle, quoi. Et la couverture médiatique est à l’avenant : sur les quelque 4000 présentations, réparties en plus de 200 colloques, le chroniqueur scientifique de Radio-Canada choisit deux ou trois recherches « sexy » en santé ou en technologie. Ce qui ne fait que renforcer, évidemment, cette impression du public que la science ne concerne vraiment que ces deux domaines.

L’autre chose qui me dérange, c’est l’acronyme, qui soi-disant signifie « association francophone pour le savoir ». Rien à voir, n’est-ce pas ? À l’origine, en 1923, ACFAS signifiait « Association canadienne-française pour l’avancement des sciences ». Mais à une certaine époque, dans la foulée nationaliste, on a dû être gêné par le terme « canadienne-française ». À la limite, ils pourraient écrire « association canadienne francophone pour l’avancement des sciences ». Mais bon. C’est un pourcentage très minime de congressistes qui savent ce que signifie l’acronyme, car il ne fait pas de sens. Et d’ailleurs, les collègues européens et de la grande francophonie ne s’y retrouvent pas. Quand l’un d’entre eux me pose la question, j’hésite à répondre, tant je trouve gênante cette petite réécriture pour gommer l’existence canadienne-française. On est en 2016 et on est encore complexé de notre histoire ! Une grande association scientifique, de surcroit ! Il suffirait de retrouver les termes d’origine pour défaire cette bourde anachronique.

Mais j’arrête mes critiques. Le fait est que j’aime bien y passer la semaine. J’assiste volontiers à plus d’un colloque – cette fois-ci, j’en ai fait trois. Je trouve toujours ça intéressant, même quand les présentations sont ennuyantes (ça arrive), car il n’y a pas meilleur contexte pour voir sur quoi les gens travaillent, comment ils travaillent, pour suivre l’évolution de la culture universitaire. C’est d’ailleurs un très bon contexte pour apprendre cette culture, quand on est doctorant ou nouveau professeur.

À cet égard, j’ai vu une évolution intéressante dans mes domaines. À trois ans d’intervalle, j’ai participé au même colloque sur la formation artistique, organisé par Francine Chaîné et Mariette Théberge, deux chercheures qui travaillent souvent ensemble. En 2013, j’avais présenté – avec ma collègue Virginie Chrétien – le programme court de 2e cycle en étude de la pratique artistique, que nous venions alors de créer à l’UQAR. Lors de cette présentation, nous avions été très prudentes, notamment pour ne pas énoncer d’a priori et éviter toute généralisation non fondée. Malgré cela, nos propos avaient quand même suscité quelques critiques faciles et un tantinet méprisantes. Les commentaires positifs étaient surtout venus en privé. Il faut dire que la majorité des présentations étaient appuyées par une approche scientifique assez traditionnelle : plusieurs études quantitatives (statistiques) et des protocoles de recherche plutôt standard. Alors quelle ne fut pas ma surprise cette année, dans un colloque avec presque le même titre, s’adressant grosso modo au même groupe de chercheurs, d’entendre une présentation après l’autre sous la forme de récit de pratique. On disait : j’ai donné tel cours, j’ai fait telle activité, avec telles intentions, selon telle méthode, et ça a donné ceci. Des récits ! Dans ce nouvel environnement de 2016, notre présentation de 2013 aurait presque eu l’air trop prudente. Si j’avais à la refaire, je ne me gênerais pas pour inclure des témoignages de nos étudiants et étudiantes – ce dont je m’étais abstenue à l’époque parce que je n’aurais pu garantir l’impartialité de ma sélection.

Les récits de pratique relèvent généralement d’une approche phénoménologique et ont pour grande caractéristique de s’écrire à la première personne. Le chercheur est aussi le praticien – qu’on voit alors comme un « praticien réflexif » – et si son témoignage manque de généralisation statistique ou d’objectivité, il a la grande qualité de nous donner accès au vécu, au ressenti, aux intentions du praticien, à son éthique. Il s’agit un peu de voir les choses de l’intérieur, au lieu de les mesurer de l’extérieur. Ceux qui me connaissent savent que je pense que les deux approches sont complémentaires, et qu’elles devraient occuper une place équilibrée dans le paysage scientifique. Mais l’approche classique domine de plus en plus. On a horriblement peur de la subjectivité, on ne se sent plus autorisé à décider par nous-même, et alors on s’en remet à cette « vérité prouvée » par les experts – et qui est un leurre pur et simple –, à ces statistiques bidon auxquelles on peut faire dire n’importe quoi. Et les médias style Les années lumière ne font aucun travail critique à ce sujet ; ils ne sont que les hauts-parleurs de la recherche dominante.

L’année dernière, j’avais suivi une journée d’un colloque sur le religieux – on était dans la sociologie des religions, les études religieuses, ce genre de disciplines. J’étais surprise d’entendre plusieurs présentateurs nous exposer leur dilemme face à leur propre affiliation culturelle ou religieuse : « je suis musulman », disait l’un, « et je me demande si je peux légitimement travailler sur un sujet touchant à l’Islam »… La même inquiétude provenait d’une chercheure chrétienne : « comment contourner le fait que j’ai la foi ? » Comment éradiquer toute forme de subjectivité présumée dans notre travail de recherche, en somme. Moi qui connais bien la littérature sur l’autoethnographie et la recherche impliquée, je regrettais que ces chercheurs ne soient pas familiers avec elle. La réponse facile a été que les chercheurs ne doivent pas être impliqués personnellement dans leur sujet d’étude, point. Mais c’est passer sous silence des décennies de critique en anthropologie, en sociologie, en histoire, en ethnographie, etc., sur justement cette impossible objectivité, les chercheurs ne pouvant s’empêcher de plaquer leur propres a prioris culturels sur leurs observations (jamais neutres) de groupes étrangers. On a des kilomètres de notes de terrain depuis le début du 20e siècle pour le constater : la subjectivité est toujours là. La réponse moins simpliste est que la majorité des chercheurs sont impliqués, d’une façon ou d’une autre, dans leur sujet. La question est d’en être conscient, de l’examiner, cette implication, versus (sous les diktats actuels) de la refouler dans l’inconscient.

Et puis au-delà de ce constat de dissimulation, on doit se demander quelle est la valeur scientifique d’études avec méthodologie distanciée et « objective ». Car un chercheur qui a une expérience directe du groupe qu’il étudie a des chances de déceler des éléments que le chercheur « objectif » ne verra pas et de comprendre des dimensions qui échappent à un regard qui fait tout pour être neutre. Le problème alors est méthodologique, pour s’assurer, non pas de l’objectivité du chercheur, mais de son intégrité. Ce que je remarque, c’est que depuis un bon nombre d’années, des réponses s’élaborent, des expériences se font, notre compréhension du problème s’approfondit, et notre savoir-faire se développe. Je vois ça se produire, justement, dans les colloques en sciences humaines de l’ACFAS.

Il y a un plan politique à cette discussion. Il faudrait que la prétention à l’objectivité scientifique soit débusquée et la domination de ce type d’experts sur l’ensemble de la connaissance soit remise en question. Ce faisant, nous compliquerions certainement la science, ses habitus (d’évaluation notamment) et ses institutions, mais nous y gagnerions en complexité, en richesse, en liberté, en démocratie et en créativité.

L’art / mode de connaissance et de philosophie

Blogue 2010-09-26

J’ai 54 ans, je suis une artiste—musique, art plastique, écriture—et j’enseigne dans une petite université, dans l’est du Québec. On sursaute toujours lorsque j’ajoute que je n’enseigne pas dans un département d’art, mais de psychosociologie. Ça mérite quelques explications en effet, mais on aura le temps d’en reparler.

Je fais de l’art pour voir (plutôt que pour exprimer quelque chose), comme une entreprise visionnaire—un peu dans le sens de l’idée du poète voyant de Rimbaud. Pour moi, la pratique de l’art est une forme de quête de vision. Pratiquement tout ce que je sais sur l’invisible, sur la dimension intérieure, sur moi-même, toute la richesse de mon esprit, est construit sur ce que j’ai expérimenté et vécu dans mon atelier. Mes œuvres matérielles n’ont pas d’importance pour moi, je ne sais pas si elles sont belles ou habiles, je ne me demande pas si elles plairaient à un public. Elles ne sont que les produits de cette quête. C’est la vision qui m’importe et celle-ci en vient à ouvrir sur une dimension de révélation, de nature spirituelle (comment la nommer autrement, de fait?)… Je fais de la philosophie par l’art, comme il semble que les alchimistes en faisaient par leur laboratoire : j’apprends et je vois en travaillant la matière, les sons, les formes.

Il y a une dizaine d’années, j’ai  commencé à m’intéresser à l’aspect méta de cette quête : j’ai entrepris une vaste « étude de pratique » et j’ai posé les questions épistémologiques et philosophiques de cette sorte de connaissance particulière—car il m’a semblé que ce que j’apprenais sur le monde et sur moi dans mes expériences créatrices était particulier, en effet. Ce qui est différent, c’est que la vision dans l’atelier (comme chez l’alchimiste) n’est pas basée sur la rupture entre l’esprit et la matière, mais plutôt sur leur interpénétration, sur le fait qu’ils sont simplement deux états d’être dans un même univers.

La pensée unique est une calamité – que ce soit la Doctrine de la Foi ou la Doctrine de la Science, c’est pareil. Le positivisme scientifique, qui consacre une rupture ontologique (la plus définitive qui soit) entre les choses de l’esprit et le monde matériel, est dans une véritable phase de décadence. Le monde intellectuel est rempli de pensées alternatives—certaines ridicules, évidemment, mais plusieurs très solides sur le plan philosophique— et pourtant, on continue à croire que l’esprit (autant mind que spirit – une distinction que le français ne fait pas) ne fait pas partie de l’univers. Du coup, la destinée humaine semble absurde, ni la vie ni l’univers n’ont de sens, l’éthique n’a pas de véritable fondement, la médecine ne guérit rien (elle ne fait qu’alléger les symptômes… ou les transformer). Et malgré tout cela, on n’a pas le droit de questionner cet a priori positiviste? Si je puis me permettre, il n’y a aucune preuve scientifique du positivisme : dans mon atelier d’artiste, il y a plein de manifestations du contraire, en fait.

La séparation entre l’esprit et la matière est aussi à la base de la séparation entre la science et l’art : les choses sont soit d’un côté, soit de l’autre. La rigueur et la connaissance sont d’un côté, l’intuition et la créativité de l’autre. La Vérité et l’utilité d’un côté, le Sens et la passion de l’autre. La science ne peut rien ressentir et l’art ne peut rien connaître. Tout ce qui se situait entre les deux a été discrédité : l’alchimie (ma source à ce sujet est beaucoup Françoise Bonardel, Philosophie de l’alchimie, PUF, 1993), la pensée jungienne, l’homéopathie…  

Je suis en train de lire le Red Book, de Jung. Et L’art comme expérience de John Dewey. J’ai aussi beaucoup lu Gregory Bateson. Je vous en reparle.

Finalement le soleil est sorti ce matin, après deux jours de temps froid, gris et venteux. En lisant Dewey, hier, il y avait ces vers de Woodsworth « … the wind and sleety rain, And all the business of the elements” C’est exactement ce que je voyais par la fenêtre. Je vis dans un pays froid, on a même eu du gel cette nuit.

Au Goddard College, où j’ai travaillé jusqu’en 2008, on a eu une étudiante, Sung Sook Setton. Venue de Corée et arrivée à New York via l’Angleterre, elle a étudié la peinture en Chine et en Corée. Je vous suggère d’aller voir son travail…

http://www.sungsooksetton.com/