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Comment penser le spirituel? Et que dire de le « théoriser »?

En mai 2015, notre université sera l’hôte du congrès annuel de l’ACFAS et avec des collègues européens, nous avons proposé de tenir un colloque intitulé « Approches transdisciplinaires du spirituel dans les lettres et les arts occidentaux contemporains : analyses et théorisations »… Vous trouvez peut-être ce titre un peu long, mais il a la vertu d’être en lui-même un résumé de notre programme scientifique.

Ce colloque fait suite à un autre, tenu à Nice en 2011 – lui-même intitulé « Approches transdisciplinaires de la spiritualité dans les arts et les sciences : pour une théorisation du spirituel ». Comme on peut voir dans la différence des titres, le nôtre, de portée moins générale, cible les lettres et les arts contemporains.

Mais les deux titres font référence à une théorisation du spirituel. Or depuis que nous avons lancé l’appel, cette question m’inquiète. Est-il même possible de « théoriser » la spiritualité? À quelles conditions? Y a-t-il des modèles dans les sciences qu’on pourrait appliquer? Malgré le colloque de Nice, la question de la théorisation n’est toujours pas claire dans mon esprit. Bien sûr il y a des candidats pour ce travail : la philosophie au premier chef, la théologie aussi. On pourrait penser à l’anthropologie, à la sociologie… Et cela ne viendra pas à l’esprit de la majorité, mais il y a aussi l’histoire de l’art et la critique littéraire – car l’art et la littérature ont toujours été de grands véhicules du spirituel. Comme le titre du colloque évoque la transdisciplinarité, on peut penser que toutes ces disciplines sont conviées dans cette réflexion. Et elles le sont, effectivement. À Nice, elles y étaient toutes – quoique de façon ni exhaustive, ni systématique.

Parce que chacune des sciences regardera le spirituel selon son paradigme propre, nous insistons sur l’aspect « transdisciplinaire », qui invite à regarder ce qui circule de l’une à l’autre et imaginer un dialogue. Mais cette approche ne me rassure pas en ce qui concerne le spirituel. Car même rassemblées, ces sciences nous obligent à regarder les choses comme des objets d’étude, des sujets d’analyse. L’idée même de théorisation implique une mise à distance… Que l’on s’en tienne à une seule science ou que l’on additionne les points de vue de plusieurs, ne regardons-nous pas toujours les aspects extérieurs?

Alors c’est cette question que je me pose : peut-on théoriser autrement qu’à partir d’un regard de type distant ou scientifique? Logiquement, mettre à distance implique qu’on est dans un espace. Or l’esprit n’est pas situé dans le monde matériel – pratiquement par définition… Même pour qui le conçoit comme immanent, le spirituel est une dimension « trans » : transpersonnelle, transdisciplinaire, transmatérielle… S’il y a un qualificatif qu’on peut sans craindre associer au spirituel, c’est justement ce préfixe, trans, dans ses trois acceptions de ce qui est « entre », « à travers » et « au-delà » (comme le fait remarquer Nicolescu au sujet de la transdisciplinarité). Et à cause de cela même, on ne peut pas approcher le spirituel comme on approche les sujets du monde matériel – ce sont des physiciens (Heisenberg, Bohm, Nicolescu…) qui le disent.

La spiritualité est un vécu, une expérience de l’être intime. Et donc le spirituel (comme le sacré, le beau, le sublime, etc.) serait cette qualité de certains objets, situations ou expériences qui éveillent cette expérience, ce ressenti, à l’intérieur de nous. Il s’agit d’un des sujets les plus difficiles à penser. Si on veut l’aborder par la philosophie ou la théologie, il faudra les philosophes et les théologiens et théologiennes les plus solides – capables de tenir à l’esprit plusieurs dimensions le temps de tisser les fils de leur intégration. Quant aux scientifiques (je pense particulièrement aux neurosciences ici), il faudra faire preuve d’une extrême délicatesse pour ne pas simplement réduire en miettes ce sujet si subtil. J’ai cette image d’un papillon qui se serait posé dans ma main – vais-je le retenir pour l’observer de plus près ou le laisser s’envoler pour le suivre des yeux?

Le défi est grand, donc, dès qu’on a mis ensemble ces termes : spirituel et théorisation. Quant à la transdisciplinarité, à cause justement de son préfixe et de ce qu’il signifie sur un plan épistémologique, on comprend qu’elle est pertinente – et peut-être est-ce la seule, au fond, à avoir la cohérence et la finesse nécessaires pour un discours sur le spirituel.

Mais voilà, à mettre ainsi en avant la difficulté du projet de notre colloque, je ne veux pas décourager ceux ou celles qui songeraient à une communication. D’ailleurs, n’ayant que des rudiments de philosophie, je ne suis pas mieux équipée que les autres pour me pencher sur ce sujet. Voici donc ce que je me propose comme point de départ.

J’ai déjà dit que le spirituel est une expérience, un vécu. C’est important, car si l’on ne pose la question que de façon purement théorique (par exemple « existe-t-il une dimension transcendante? » ou « l’esprit est-il une entité en soi ou n’est-il qu’un épiphénomène de l’activité cérébrale? »), on arrive à une impossibilité bien connue, insoluble, de l’ordre de « la réalité de la réalité ». Pour contourner ce problème, je propose donc de regarder le spirituel de l’intérieur, comme l’expérience qu’il est. À la base, son plus petit dénominateur commun pourrait être défini comme une aspiration, un sentiment d’élévation, une impression que le matériel n’est pas tout – qu’il existe quelque chose de plus ou quelque chose d’autre, et le désir ou l’élan de vouloir rejoindre cette dimension. On peut dire que c’est une dimension transcendante, un « ailleurs » de l’ici… Aucune de ces formulations ne pourrait suffire comme définition du spirituel, mais je fais l’hypothèse que la somme totale de toutes ces formulations existantes ou imaginables approche une approximation de ce que c’est. Ces formulations en tant que telles n’épuisent rien, mais si vous cherchiez parmi elles (et l’infinité de celles qu’on pourrait aligner ainsi), il y a des chances que vous en désigniez une ou une autre en disant : « c’est ça! C’est celle-là! »… Ou alors ce sera celle de tel ou telle mystique, poète ou artiste… On peut dire : voilà, ce vidéo de Shirin Neshat ou celui-là de Bill Viola, c’est ça pour moi, le spirituel. Ou ce poème de Keats ou cette cantate de Bach. Ou encore, c’est un moment passé qui surgira de notre mémoire : « là, à ce moment, j’ai pensé que c’était le spirituel ». L’historienne de l’art ou l’anthropologue, de leur côté, chercheront sur le terrain des manifestations de ce genre.

Ce qui nous suggère une approche. « Travaillons donc à serrer l’expérience d’aussi près que nous pourrons », dit Bergson[1]. Ici, c’est la tradition phénoménologique qui est conviée pour répondre à cette question : comment ce sentiment intime du spirituel se manifeste-t-il, ici ou là-bas? La théorisation viendra ensuite : selon la forme (ou les formes) qu’il prend ici (à l’intérieur de moi ou chez ces artistes, ou cette architecture ou ce texte ou ces rituels), que puis-je, moi, en dire? L’important, ici, n’étant pas de trouver une formulation définitive ou exclusive, meilleure que les autres, mais de formuler quelque chose qui peut être compris par l’autre et qui suscitera sa réflexion et sa réponse.

Franchement, je ne vois pas ce que notre colloque pourrait faire d’autre – mais cela est déjà beaucoup. Collectivement, on n’a pas fini de faire cet exercice.

 

[1] Encyclopædia Universalis, Dictionnaire de la philosophie (Albin Michel, 2006), p. 1892.

L’art / mode de connaissance et de philosophie

Blogue 2010-09-26

J’ai 54 ans, je suis une artiste—musique, art plastique, écriture—et j’enseigne dans une petite université, dans l’est du Québec. On sursaute toujours lorsque j’ajoute que je n’enseigne pas dans un département d’art, mais de psychosociologie. Ça mérite quelques explications en effet, mais on aura le temps d’en reparler.

Je fais de l’art pour voir (plutôt que pour exprimer quelque chose), comme une entreprise visionnaire—un peu dans le sens de l’idée du poète voyant de Rimbaud. Pour moi, la pratique de l’art est une forme de quête de vision. Pratiquement tout ce que je sais sur l’invisible, sur la dimension intérieure, sur moi-même, toute la richesse de mon esprit, est construit sur ce que j’ai expérimenté et vécu dans mon atelier. Mes œuvres matérielles n’ont pas d’importance pour moi, je ne sais pas si elles sont belles ou habiles, je ne me demande pas si elles plairaient à un public. Elles ne sont que les produits de cette quête. C’est la vision qui m’importe et celle-ci en vient à ouvrir sur une dimension de révélation, de nature spirituelle (comment la nommer autrement, de fait?)… Je fais de la philosophie par l’art, comme il semble que les alchimistes en faisaient par leur laboratoire : j’apprends et je vois en travaillant la matière, les sons, les formes.

Il y a une dizaine d’années, j’ai  commencé à m’intéresser à l’aspect méta de cette quête : j’ai entrepris une vaste « étude de pratique » et j’ai posé les questions épistémologiques et philosophiques de cette sorte de connaissance particulière—car il m’a semblé que ce que j’apprenais sur le monde et sur moi dans mes expériences créatrices était particulier, en effet. Ce qui est différent, c’est que la vision dans l’atelier (comme chez l’alchimiste) n’est pas basée sur la rupture entre l’esprit et la matière, mais plutôt sur leur interpénétration, sur le fait qu’ils sont simplement deux états d’être dans un même univers.

La pensée unique est une calamité – que ce soit la Doctrine de la Foi ou la Doctrine de la Science, c’est pareil. Le positivisme scientifique, qui consacre une rupture ontologique (la plus définitive qui soit) entre les choses de l’esprit et le monde matériel, est dans une véritable phase de décadence. Le monde intellectuel est rempli de pensées alternatives—certaines ridicules, évidemment, mais plusieurs très solides sur le plan philosophique— et pourtant, on continue à croire que l’esprit (autant mind que spirit – une distinction que le français ne fait pas) ne fait pas partie de l’univers. Du coup, la destinée humaine semble absurde, ni la vie ni l’univers n’ont de sens, l’éthique n’a pas de véritable fondement, la médecine ne guérit rien (elle ne fait qu’alléger les symptômes… ou les transformer). Et malgré tout cela, on n’a pas le droit de questionner cet a priori positiviste? Si je puis me permettre, il n’y a aucune preuve scientifique du positivisme : dans mon atelier d’artiste, il y a plein de manifestations du contraire, en fait.

La séparation entre l’esprit et la matière est aussi à la base de la séparation entre la science et l’art : les choses sont soit d’un côté, soit de l’autre. La rigueur et la connaissance sont d’un côté, l’intuition et la créativité de l’autre. La Vérité et l’utilité d’un côté, le Sens et la passion de l’autre. La science ne peut rien ressentir et l’art ne peut rien connaître. Tout ce qui se situait entre les deux a été discrédité : l’alchimie (ma source à ce sujet est beaucoup Françoise Bonardel, Philosophie de l’alchimie, PUF, 1993), la pensée jungienne, l’homéopathie…  

Je suis en train de lire le Red Book, de Jung. Et L’art comme expérience de John Dewey. J’ai aussi beaucoup lu Gregory Bateson. Je vous en reparle.

Finalement le soleil est sorti ce matin, après deux jours de temps froid, gris et venteux. En lisant Dewey, hier, il y avait ces vers de Woodsworth « … the wind and sleety rain, And all the business of the elements” C’est exactement ce que je voyais par la fenêtre. Je vis dans un pays froid, on a même eu du gel cette nuit.

Au Goddard College, où j’ai travaillé jusqu’en 2008, on a eu une étudiante, Sung Sook Setton. Venue de Corée et arrivée à New York via l’Angleterre, elle a étudié la peinture en Chine et en Corée. Je vous suggère d’aller voir son travail…

http://www.sungsooksetton.com/