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Tout n’est pas de l’art, quand même…

Il se crée toute sorte de malentendus dans certains milieux. Des gens soutiennent avec conviction que leurs travaux sont de l’art et s’offusquent qu’on les contredise, alors que d’autres se disent artistes même s’ils ignorent tout des questions traversant le champ de l’art… L’art, c’est beaucoup de choses différentes. Alors quand fait-on « de l’art », quand est-ce plutôt de la « création »? Qu’est-ce que l’art?

Pensons par exemple au journal intime, illustré, de la grande peintre mexicaine Frida Kahlo. Ce journal magnifique est-il de l’art? Ou encore quand, sous quelles conditions, une lettre d’amour est-elle de la poésie? En consultant un livre comme celui d’Elliot Eisner, The Arts and the Creation of Mind, on comprend vite qu’il n’est pas question des mêmes « arts » que dans « Conseil des arts »… On ne parle pas de la même chose dans le programme The Artist’s Way que dans les séminaires universitaires d’histoire de l’art. L’art dont parle Shaun McNiff dans Art As Medicine n’est pas le même que celui qu’on retrouve dans Paths to the Absolute de John Golding.

La création comme mode de connaissance de soi, comme mode d’action sociale ou d’éducation populaire, comme voie thérapeutique… Autant d’approches qui relèvent du domaine de l’art, se servent des outils et savoir-faire de l’art, mais sont-elles réellement de l’art, au sens propre? L’artiste œuvre pour l’art, pour l’existence de l’œuvre (quelle qu’en soit la nature : objet, événement ou processus), et les amateurs d’art aiment jouir de l’œuvre d’art. Évidemment, on peut être touché, voire bouleversé, par une œuvre résultant d’une quête de soi, par un processus d’autodécouverte ou thérapeutique. Une telle œuvre peut être très belle, très réussie, et des spectateurs peuvent la considérer comme de l’art à part entière du fait de la qualité de sa réalisation ou de l’intensité des émotions provoquées par son contenu. Comme tel, l’art concerne la quête d’une chose toute spéciale dans l’humain – un type très particulier de sens. L’art regarde ailleurs, plus loin, au-delà de l’horizon immédiat de la connaissance de soi. L’artiste se servira de tout, y compris de sa psyché, y compris de son histoire personnelle, autant que de fiction, mais ce sera pour atteindre autre chose, pour toucher à un horizon qui dépasse la vie immédiate en l’ouvrant sur une nouvelle dimension – la dimension de l’œuvre, la dimension de l’art.

Bien sûr, ce genre d’activité a un effet certain sur la psyché, effet souvent positif, mais souvent négatif aussi : certains artistes se sont brûlés à cette activité, d’autres s’en sont trouvés guéris, d’autres ont transcendé leur existence ordinaire et trouvé une forme de spiritualité dans ce monde autre de l’art. Mais le but de l’art n’est pas d’abord la recherche de soi, ni de servir des idées, ni rien d’ordinaire ou de prosaïque. L’art est une dimension en soi de la vie humaine, comme la philosophie, la science ou l’érudition : c’est-à-dire des activités pures, autotéliques, dans lesquelles on s’investit parce que rien d’autre ne peut nous apporter le plaisir et la qualité de la vie qu’elles procurent.

La découverte de soi, l’autothérapie, le changement social, l’action politique… tous ces buts sont élevés et je comprends pourquoi on se sert des outils de l’art pour les atteindre. Dans une manifestation politique, marionnettes et tambours sont d’une grande force. Dans un processus thérapeutique, l’imagination active est une puissante voie d’accès à soi. Ces créations appartiennent certes au grand domaine de l’art, comme les sciences appliquées font partie du domaine scientifique, mais il y a quand même des distinctions à faire. Sans dire que ce n’est pas de l’art, on peut dire qu’il s’agit d’une sorte d’activité de type artistique. Le journal créatif ou le poster politique ont souvent un côté artistique, mais pour qu’il s’agisse « d’art », il faudrait que l’auteur le fasse dans cette optique, avec une intention d’œuvre artistique. Un processus d’autoformation par l’art ne peut être vraiment de l’art que s’il débouche sur une œuvre d’art, au sens large d’une réalisation intentionnellement artistique.

Il ne sera pas possible d’établir une démarcation claire, d’affirmer catégoriquement que ceci est de l’art, ceci n’en est pas. Il y a une trop grande frange liminaire : des choses qui n’en sont pas au départ peuvent devenir de l’art parce qu’elles nous provoquent une émotion artistique, ou suscitent une curiosité et une contemplation de type artistique, ou qu’on les a mises dans un contexte artistique, qu’on les a détachées de leurs intentions d’origine. À l’inverse, certaines démarches artistiques peuvent nous sembler très ordinaires – tant elles sont mal réalisées, ou que nous y sommes simplement insensibles.

Il y a aussi que bien des choses sont autant, sinon plus importantes que l’art… Et ici, je pense justement au soin de soi, au soin de l’autre, à la vie communautaire et la justice sociale. Une artiste n’aurait-elle pas raison de les faire passer avant l’art?

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Tout au long du 20e siècle, il y a eu des échanges acerbes entre artistes et artisans – il paraissait important de distinguer un art pur, non fonctionnel, comme la peinture abstraite, d’un art « fonctionnel », utilitaire, comme la poterie ou la joaillerie. La différence n’était certainement pas dans le degré de savoir-faire ou de beauté impliqué, car bien des artisans sont autrement plus habiles que beaucoup d’artistes, et si on devait d’autre part utiliser un simple critère de beauté, plusieurs œuvres artisanales s’élèveraient assurément à un niveau de qualité très artistique. La différence était dans la finalité. (Ces discussions ont par ailleurs permis de voir que ni la beauté de l’œuvre ni le savoir-faire n’étaient des conditions fondamentales dans la définition de l’art.)

Lorsque l’artisanat est devenu « métier d’art », avec ses propres lettres de noblesse, sur ses propres termes, le conflit a perdu de son intensité, montrant que le contentieux était beaucoup une question de valorisation sociale : peut-être les artisans ne voulaient-ils pas tant être reconnus comme artistes qu’être reconnus au même niveau. Ce qui heurtait, autrement dit, ce n’était pas qu’on les différencie, mais plutôt que l’un soit considéré comme supérieur à l’autre, bénéficie de programmes universitaires et d’institutions subventionnaires, et pas l’autre.

L’art a une telle aura, une telle valeur culturelle, qu’on insulte quelqu’un si on dit que ce qu’il fait « n’est pas de l’art ». Le terme est souvent utilisé comme un compliment et on se l’arrache pour cette raison[*]. Du coup, on dirait une question identitaire : « artiste » est une identité désirable, qui – entre autres choses – vient avec une certaine licence sur le plan du comportement et permet le non-conformisme. Dans le stéréotype, l’artiste est un « créatif », un original.

Pourtant, la question que je pose n’est pas de l’ordre de l’identité ou du jugement de valeur, mais de l’ordre de l’épistémologie. En effet, je ne me demande pas si les productions d’une personne ou les résultats d’une activité sont habiles, créatifs ou même esthétiques, je me demande si ça remplit la fonction unique de l’art. Le simple fait de mettre en œuvre les moyens de l’art – aquarelle, huile, instruments de musique, danse – ne fait pas automatiquement que quelque chose soit de l’art. Il doit y avoir une pensée et une intention artistique dans une œuvre ou une activité, pour qu’elle soit de l’art. Elle doit aussi appartenir au monde de l’art, car l’art est un monde qui a une histoire, des institutions, des idées philosophiques, des traditions et des catalogues. Pour s’inscrire dans ce monde, il faut le connaître minimalement, en partager les habitudes, les idées, la culture. Car ce monde évolue, comme la science pure et la philosophie, de façon dialogique : ces mondes sont de grandes conversations diachroniques.

[*] Bien sûr, il y a toujours des artistes qui répondent qu’ils se sentent plutôt marginalisés que complimentés par l’épithète – mais c’est simplement qu’ils évoluent dans un milieu trop straight, trop puritain. Dans les milieux plus avancés, plus cultivés, plus créatifs, l’étiquette « artiste » est un véritable VIP.