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Penser autrement…

Comme prof, je cherche à proposer des manières différentes de penser et je sais que pour y arriver, il faut d’abord prendre conscience de nos façons ordinaires de penser. J’explique que les postulats, paradigmes et structures logiques qu’on pose au départ d’une réflexion vont nécessairement en déterminer la trajectoire. Si nous en sommes conscients, nous sommes libres face à eux comme face à des outils – dont on peut changer au besoin. Il faut pouvoir se déplacer dans nos schèmes de pensée. Mais le problème, c’est que ceux-ci sont souvent donnés par la culture ambiante; comme l’eau pour les poissons, nous ne les voyons même pas.

Cette culture a emprunté ses postulats et paradigmes à la science, n’en retenant malheureusement que les formulations les plus superficielles. S’ils ont parfaitement leur raison d’être en science, ils ne devraient pas s’appliquer dans la réflexion sur les enjeux de nos existences et de notre intériorité. Mais dans la culture simplificatrice (que je qualifie volontiers de « scientiste »), ils se sont transformés en une orthodoxie terriblement dommageable. Pensons à ce postulat bien connu de l’association des Sceptiques du Québec : « une connaissance ne peut être établie que si l’on dispose de faits observables dans des conditions contrôlées », ou encore au principe de causalité, c’est-à-dire l’enchaînement linéaire des causes et des effets.

Dans bien des cas, la causalité nous sert même de critère d’existence : les choses n’existent qu’en tant que facteurs dans une chaîne causale, c’est-à-dire en tant que cause ou effet observable de quelque chose. De plus, les causes doivent être « locales », c’est-à-dire des facteurs observables qui touchent physiquement à l’effet. Il faut qu’on puisse mesurer une action physique de la cause sur l’effet – une poussée, une réaction chimique, des ondes… À tel point que si on ne peut identifier la cause (locale) d’un phénomène, alors celui-ci ne peut pas exister. L’homéopathie est un exemple extrême de cela. C’est là une forme de médecine dont les prémisses sont tout simplement impossibles sur le plan de la causalité : comment une solution d’un produit tellement dilué qu’elle ne contient plus que quelques très rares molécules de ce produit pourrait-elle avoir un effet quelconque sur le corps? Si on ne peut même plus voir la trace de ce produit dans la solution, comment cette solution pourrait-elle guérir une personne? Scientifiquement impossible. Si on pose la question de l’homéopathie à un scientifique ordinaire, il ne nous parlera pas de la pensée homéopathique et encore moins des résultats obtenus par cette méthode. Il parlera du fait que le remède homéopathique ne peut pas fonctionner – autrement que comme placebo. Au regard de notre foi au principe de causalité linéaire, l’homéopathie est du même type que l’envoûtement ou l’imposition des mains.

Aussi, les causes ne doivent pas démentir le principe du temps unidirectionnel. Par exemple, le rêve prémonitoire est impossible, car cela impliquerait de renverser la flèche du temps qui préside à la chaîne causale – les causes sont toujours dans le passé de l’effet[1]. Pour les mêmes raisons, la synchronicité (concept proposé par C.G. Jung) est impossible, car elle implique que deux événements se produisant de façon fortuite en même temps, mais non reliés physiquement et sans cause commune identifiable, puissent être liés dans l’histoire de la personne. On qualifie de « pseudo-science » toute théorie qui implique des causes non locales (par exemple, le travail récent de Luc Montagnier) ou une causalité non linéaire.

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J’en parlais avec des étudiants de 2e cycle il y a quelque temps. Comme ils se reconnaissaient dans ma description de ce paradigme, ils m’ont demandé s’il y avait d’autres options. J’aurais pu nommer différentes choses[2], mais l’exemple qui m’est venu est le sens. Au lieu de chercher les causes matérielles de quelque chose, ai-je dit, on peut en chercher plutôt la signification. C’est un peu la proposition de Jung avec son concept de synchronicité : ces événements qui ne sont pas reliés entre eux par une chaîne causale physique ou chimique ont par ailleurs un lien de sens. Dans ce paradigme, on ne voit plus le monde comme une suite de causes et d’effets, mais comme un cosmos signifiant où les choses et les êtres sont en relation, se ressemblent ou se distinguent, se répondent et s’interpellent, nous apparaissent justifiés, cohérents – un monde à la fois mystérieux et intelligible, que nous sommes invités à explorer. C’est un monde de correspondances, de symboles, de métaphores et d’intuition. La « science » qui s’applique ici est plutôt la phénoménologie, et les modes d’appréhension du sens sont de l’ordre de l’intuition, leur processus est fait de contemplation et de participation, alors que pour la causalité, c’est l’analyse, nourrie par l’observation et le calcul.

L’art, notamment, réfléchit et connait par la création du sens. Pour être précis, ce n’est pas seulement l’art, mais le mode de pensée commun à l’art, la poésie, la mystique, ainsi qu’à bien d’autres opérations cognitives de la vie de tous les jours, c’est-à-dire la correspondance. Sur un horizon historique, la correspondance (la métaphore, la métonymie…) est une manière de réfléchir plus répandue que la causalité. Pour cette raison, d’ailleurs, certains aiment penser que ce mode de pensée est un archaïsme, une vieille forme de pensée datant d’avant l’âge scientifique. Mais aujourd’hui on reconnait plutôt la métaphore comme un mode constitutif de notre cerveau lui-même.

Ce n’est pas seulement une discussion abstraite : il y a des conséquences graves à ces paradigmes simplistes et simplificateurs – dérivés de la science, mais peu « scientifiques » au sens noble du terme – entre autres sur le plan de la santé mentale. Lorsqu’on adopte la causalité matérielle comme principe unique de validation de la vérité, alors on commence à écarter de son esprit tout ce qui n’a pas de cause physique identifiable (« observable dans des conditions contrôlées ») : l’amour, l’amitié, le dépassement de soi, les émotions esthétiques, le bien, la charité et la vertu, l’imaginaire, la foi, l’espérance, etc., et en fin de compte, le sens lui-même. Le sens des événements, le sens des épreuves, le sens de la vie – rien de cela ne s’explique vraiment, scientifiquement je veux dire. Souvent, même, le sens n’est pas là au début, il ne préexiste pas un événement (il n’en est pas la cause!), mais il se déploie progressivement après coup – et alors on comprend, dans une espèce d’intuition téléologique, que ça faisait sens de vivre cette expérience. Si on n’a qu’un regard scientiste, si on ne se permet pas de croire à la vérité de choses qui n’ont pas de causes physiques, et de chercher le sens des mystères et des sentiments, alors on ne peut que devenir cynique, puis déprimé. Alors la chute dans le non-sens n’a aucun palier où s’arrêter.

[1] Pourtant, certains philosophes et physiciens réfléchissent à une « causalité inversée ».

[2] Par exemple, le principe bouddhiste de pratîtyasamutpada. Ou les théories de l’évolution du type de celle de Teilhard de Chardin.