Miserere (2) – Le monde meilleur

« Le discours ambiant, que j’appelle le « panmédicalisme » et qui tend à faire de la santé la valeur suprême, pas seulement un bien désirable, est un contre-sens sur la vie. Et si la santé devient la valeur suprême, alors la médecine devient la chose la plus importante : le « panmédicalisme » délègue aux médecins non seulement la gestion de nos maladies mais la gestion de nos vies, de nos sociétés, ce qui est inquiétant. » André Comte-Sponville

Depuis les débuts de la pandémie, les gens relisent La peste (une collègue à moi, Myriam Watthee, en a d’ailleurs fait un commentaire fort intéressant). On le sait, Camus, qui écrit son roman à la sortie de la 2e guerre, avait en tête une épidémie d’un tout autre genre : il pensait au nazisme – et comment des idées et des affects toxiques peuvent se répandre tel un virus. Aujourd’hui, avec l’Internet, on aperçoit mieux que jamais ce genre de contagion : idéologies, préjugés, fausses nouvelles, colère… Et au premier chef, la peur.

Les gens ont peur et demandent à être « pris en charge ». « Prendre en charge »…  une expression désormais répandue à travers tous les services de santé et de police. Chaque fois que je l’entends, quelque chose de viscéral en moi résiste. Je crains la pente sur laquelle elle nous entraine. Et la dystopie à laquelle cette pente (si on continue à la descendre) aboutirait.

Aldous Huxley, 1927 (Painting by John Collier (1850-1934), The Graphic (British newspaper). 7 May 1927. Public Domain

Alors de mon côté, ce que je relis, c’est Le meilleur des mondes, écrit par Aldous Huxley en 1931. Un jeune homme né dans une communauté marginale et appelé « le Sauvage » tout au long du roman, vient visiter le monde civilisé. Ce monde a supprimé toute forme de souffrance par une série de moyens technologiques et d’ingénierie sociale. Les gens prennent une dose quotidienne d’une molécule appelée soma, qui les rend doucement heureux. Les femmes ne sont plus enceintes, les enfants sont produits en laboratoire. Dès l’enfance, les gens sont soumis à différentes formes de conditionnements. Lorsqu’ils approchent de la mort, ils sont plongés chimiquement dans un état euphorique et s’en vont doucement, ne se rendant compte de rien. Leur départ ne cause de chagrin à personne, car plus personne n’a la faculté du chagrin. Les gens sont programmés génétiquement pour appartenir à une caste correspondante aux services qu’on attendra d’eux – comme ça, ils ne seront pas malheureux de leur sort dans l’échelle sociale. Dans ce monde, les sentiments et la morale n’ont plus de raison d’être – et sont, d’ailleurs, jugés trop dangereux pour la société.


À la fin du chapitre XVII, il y a cette scène extraordinaire. On arrive à la fin du roman, le Sauvage est en conversation avec l’un des dix Administrateurs mondiaux, Mustapha Menier. L’Administrateur, sélectionné in vitro pour appartenir au groupe le plus intelligent et occuper ce poste, n’a pas été conditionné comme les autres habitants. Il a eu accès à l’histoire, à la science, à la littérature et à la religion, mais il s’est investi de la difficile mission du « bonheur des autres », comme il dit. Tous les deux discutent librement des choix contrôlants de la civilisation au nom de la stabilité et du réalisme. À la fin, citant Shakespeare, le Sauvage évoque le hasard, le danger et la mort :

— N’est-ce pas quelque chose, cela? demanda-t-il, levant le regard sur Mustapha Menier. Même en faisant totalement abstraction de Dieu, et pourtant Dieu en constituerait, bien entendu, une raison. N’est-ce pas quelque chose, que de vivre dangereusement?

— Je crois bien, que c’est quelque chose ! répondit l’Administrateur.

Et là, il va expliquer à son jeune interlocuteur qu’une fois par mois, ils font vivre aux gens une sorte de tempête chimique surrénale, un « S. P. V. ». Car, effectivement, il est bon pour la santé de vivre des émotions négatives fortes. Le Sauvage n’est pas sûr de comprendre :

— S. P. V.?

— Succédané de Passion Violente. Régulièrement, une fois par mois, nous irriguons tout l’organisme avec un flot d’adrénaline. C’est l’équivalent physiologique complet de la peur et de la colère. Tous les effets toniques que produit le meurtre de Desdémone et le fait d’être tuée par Othello, sans aucun des désagréments.

— Mais cela me plait, les désagréments.

— Pas à nous, dit l’Administrateur — Nous préférons faire les choses en plein confort.

— Mais je n’en veux pas, du confort. Je veux Dieu, je veux de la poésie, je veux du danger véritable, je veux de la liberté, je veux de la bonté. Je veux du péché.

— En somme, dit Mustapha Menier, vous réclamez le droit d’être malheureux.

— Eh bien, soit, dit le Sauvage d’un ton de défi, je réclame le droit d’être malheureux.

— Sans parler du droit de vieillir, de devenir laid et impotent; du droit d’avoir la syphilis et le cancer; du droit d’avoir trop peu à manger; du droit d’avoir des poux; du droit de vivre dans l’appréhension constante de ce qui pourra se produire demain; du droit d’attraper la typhoïde; du droit d’être torturé par des douleurs indicibles de toutes sortes.

                  Il y eut un long silence.

— Je les réclame tous, dit enfin le Sauvage.

                  Mustapha Menier haussa les épaules.

— On vous les offre de grand cœur, dit-il.


C’était une de mes lectures d’adolescence, avec Crime et châtiment (Dostoïevski), Le pavillon des cancéreux (Soljénitsyne) et le glaçant 1984 (Orwell)… Alors que 1984, lui aussi une terrible dystopie, approchait davantage la réalité du monde communiste (rappelons-nous l’Europe de l’Est à l’époque, et le KGB de l’URSS), Le meilleur des mondes évoque mieux le genre de totalitarisme d’un état capitaliste : contrôler les gens par l’excès de sécurité et de confort.

Adulte, je n’ai jamais relu ce livre. J’en avais oublié de très larges pans, mais la scène que je vous ai racontée m’est toujours restée en mémoire. J’y ai souvent repensé, je l’ai souvent citée… C’est pour dire à quel point elle a été structurante pour moi, tant moralement que politiquement.

Nous n’en sommes pas là, évidemment. La molécule du bonheur n’existe pas encore, celle qui euphoriserait l’agonie non plus. Mais avouez que ça vous intéresse… que c’est tentant ! Si elles étaient disponibles, ces molécules seraient vite ajoutées à l’arsenal pharmaceutique – sur prescription, évidemment. Mais dès ce moment-là, la ligne entre la demande du patient et l’obligation pour tous deviendra très mince, comme elle l’est maintenant pour la vaccination. Il suffira d’en faire une affaire de « bien commun » – après tout, la souffrance et les difficultés des personnes coûtent cher à la collectivité.

L’autre jour, un homme, professeur de philo, posait cette question dans la section Libre Opinion du Devoir : « Devrais-je défier l’ordre de confinement pour accompagner mon père? » Un texte déchirant et d’autant plus que le choix – tant moral qu’affectif – implique de choisir entre le bien d’une personne (son père) et une conception médicale, scientifique, du bien commun. Comme le dit Marie de Hennezel, « la liberté de refuser un traitement ou de préférer voir sa famille plutôt qu’être protégé n’est pas entendue ». 

Le bien commun, comme toutes les questions sociales et humaines, est une question large, profonde et complexe. Ce bien commun demande d’équilibrer, entre autres, les impératifs écologiques, économiques, culturels et de santé avec les principes de justice, de liberté, de générosité et de développement de soi. Pour toutes ses qualités par ailleurs, la médecine ne peut pas aborder une question aussi large, avec sa vision en tunnels (ce qui définit « être expert »), qui ne voit que ce qu’elle cherche : des microbes, des symptômes, des cellules, des molécules. Côté collectif, elle ne sait penser qu’en statistiques. Elle n’a rien à nous dire sur le sens de la vie, ou sur le choix à faire entre la qualité de la vie ou sa simple préservation. Pour elle, souffrir ne sert à rien. L’amour d’un fils pour son père, l’amitié, le care, sont des extras. La force morale, la dimension spirituelle et autoformatrice des épreuves, ce n’est pas son domaine. Sa seule réponse au chagrin est une trousse chimique, sa seule réponse à la souffrance physique est l’analgésie. Sa seule solution à un virus est un vaccin. La vision en tunnels fait certes partie de la rigueur scientifique. Mais il ne faut pas reconduire cette vision à la collectivité, ne pas faire ce que Comte-Sponville appelle le « panmédicalisme ».

« Il faut trouver un juste rapport entre la folie hygiéniste et la dimension humaine », dit Marie de Hennezel.

À mesure des avancées scientifiques et technologiques, ce juste rapport sera de plus en plus difficile à trouver. Mais le panmédicalisme et le pouvoir à la science et à la Santé publique sont des réponses aussi faciles que tragiques.

Miserere … ou l’abolition du monde

Piéta

Par Christophe.Finot — Travail personnel, CC BY-SA 2.5, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4332847

Un peu plus tôt cette semaine, je racontais à mon amie Martine l’histoire mythique du Miserere d’Allegri, une pièce vocale composée dans les années 1630 par Gregorio Allegri, alors simple chanteur dans le chœur de la chapelle Sixtine. Pendant 140 ans, ce Miserere d’une immense et classique beauté a été chanté exclusivement dans cette chapelle les mercredi et vendredi de la Semaine sainte. On racontait qu’il était interdit de le chanter ailleurs, sous peine d’excommunication. Mais voilà qu’au cours de la Semaine sainte de 1770, en visite au Vatican avec son père, un jeune Mozart de 14 ans a eu la chance de l’entendre. Le soir même, il le recopiait de mémoire. À partir de ce moment, l’interdit s’est brisé et son exécution s’est répandue dans toutes les cours et les églises d’Europe.

Pourquoi est-ce que je vous raconte ça aujourd’hui, en ce temps étrange de la pandémie?

Parce qu’aujourd’hui, c’est Vendredi saint et qu’il m’arrive souvent d’écouter ce Miserere pendant la Semaine sainte. Chaque fois je suis quand même consciente que mon expérience n’est qu’un infime écho de ce que Wolfgang et Leopold ont pu vivre à Rome, le matin du 11 avril 1770. Cette musique dans les écouteurs et moi dans le fauteuil du salon, ce n’est pas comme être en personne dans la chapelle et l’entendre chantée par le chœur. On est d’accord. Mais voilà qu’aujourd’hui, j’ai soudainement réalisé que c’est toute ma vie que je dois vivre comme j’écoute ce Miserere – c’est-à-dire virtuellement, comme un « infime écho » de la réalité possible. Sur le web, on peut visiter des musées, des sites naturels, des cathédrales, des coins de rue en temps réels dans des villes de l’autre côté de la Terre, même des zoos et des aquariums… On peut voir du théâtre ou de la danse live. Et la chapelle Sixtine, d’ailleurs. Mais nous n’y sommes pas réellement, nous n’en sommes que spectateurs, que témoins. Si c’est pour remplacer la réalité – même celle, très ordinaire, de mes journées habituelles –, je préfère mourir! Je ne suis pas qu’une interface entre le monde et les idées que je m’en fais, je suis une personne, reliée de partout. Je suis un nexus dans la toile du monde – je ne suis pas isolable. Je suis à peine confinable.

Il ne faut pas penser que le monde est à l’extérieur et qu’une séparation est possible entre lui et nous. Le monde est tout autant intérieur… Mon intériorité, à laquelle je suis maintenant confinée, souffre de ce confinement, souffre d’avoir perdu ses lieux d’actualisation. Ce n’est pas vrai qu’on peut réduire le monde au seul trajet « essentiel » entre chez moi, le supermarché et la pharmacie. Ces services dont les autorités ont décrété qu’ils étaient essentiels ne sont essentiels qu’à leur plan d’action. Ce ne sont pas ceux qui nous sont essentiels, à nous, pour vivre. Comment peut-on dire que les lieux publics ne sont pas essentiels? Comment peut-on trouver acceptable de laisser couler le resto coréen, le centre-jardin, le salon de coiffure, la librairie… Tant pis, quoi ! Les gens vivront leur vie sur leur écran – suivront leurs cours de yoga et leurs séances de thérapie, l’école pour les jeunes, la messe de Pâques et les réunions AA, verront des spectacles, des expos, etc., sur leurs écrans.

Oh, je vois bien que le monde extérieur est toujours là. Et moi, je suis toujours ici. Mais mon lien avec le monde est sous respirateur artificiel. Je continue à travailler, depuis chez moi, mais mon lien avec mes étudiants et mes collègues est sous assistance respiratoire. Mon lien avec mes amies est sous respirateur. Nous allons évidemment continuer à nous aimer, à nous parler, à nous ennuyer les unes des autres, à nous voir par skype, à nous donner des nouvelles, mais nous ne ferons que nous raconter ce que nous avons fait séparément. Vous ne goûterez pas à mes nouveaux muffins (en fait, je n’en ferai même pas, à quoi bon?), je ne vous prêterai pas le livre dont je vous ai parlé sur zoom, je ne saurai même pas quels pantalons ou quelles godasses vous portez (ou si même vous en portez !)… Vous ne m’aiderez pas avec mon projet de menuiserie – en fait, je ne réaliserai même pas ce projet, si je n’ai personne pour m’aider. Nous ne nous toucherons plus et bientôt, nous n’aurons plus rien à nous raconter.

*

En entendant mon histoire sur le Miserere, Martine a fait remarquer, avec son humour si caractéristique, que les catholiques se sont toujours réservé des œuvres d’art et des objets précieux à intégrer dans l’hocus pocus si caractéristique de leurs liturgies et lieux de culte (costumes, formules d’incantation, utilisation du latin, cloches, encens, et cetera). Elle a vraiment dit « hocus pocus », chère Martine…

C’est effectivement ce qui distingue le catholicisme du protestantisme – dont la Réforme rejetait notamment toutes ces médiations esthétiques et artistiques pour se centrer sur la Parole et la réflexion personnelle, installant un rapport à Dieu sans intermédiaires. Pour les protestants, aucune image, aucun geste ne sont nécessaires pour vivre le spirituel. Dans le catholicisme, la communion est réelle, le geste de la consécration est performatif – c’est, oui, une sorte de magie incantatoire. Mais pour les Protestants, ces gestes consécrateurs ne sont que simples rappels symboliques d’une idée religieuse. Dans le catholicisme, les églises, les chants, l’encens, les vêtements sacerdotaux, les vitraux, sont les médiateurs nécessaires de l’expérience spirituelle… Dans le protestantisme, à part un intérêt esthétique propice à générer l’émotion, rien de cela n’est essentiel.

De là à voir la religion catholique comme une version archaïque du christianisme et le protestantisme comme une manifestation plus moderne – et conséquemment plus évoluée –, il n’y a qu’un pas (un pas que plusieurs auteurs ont franchi, d’ailleurs). Et c’est ce pas qui a fait du monde une abstraction, permettant qu’autant l’économie que la pandémie se décrivent en colonnes de chiffres et en courbes exponentielles. C’est ce pas qui a fait qu’aplatir le monde ou aplatir une courbe, c’est du même ordre. C’est aussi ce pas qui nous permet de croire que la santé physique (au sens de « ne pas attraper la maladie en question ») est plus réelle et donc plus importante que la santé mentale – et que tant qu’à y être, le monde peut tout aussi bien être virtuel : pourquoi avoir tant besoin d’y vivre?… ses images suffisent.

Au final, que penser d’un plan de santé qui considère que visiter les malades et veiller les mourants n’est pas un soin essentiel? Parce que ça n’ajoute rien, médicalement? Que penser, alors, de la définition de « médicalement » implicite dans cette position?

Allez, je m’arrête. Ça rend fou.

À la défense de mes amis homéopathes

Encore une fois, les journalistes de Radio-Canada sont tombés à bras raccourcis sur l’homéopathie. Régulièrement, à Enquête, La facture, ou Les grands reportages, ils font un reportage « choc » pour dénoncer l’inefficacité de cette pratique.

Un jour, au hasard d’amies communes et d’un party de Noël, j’ai rencontré une des journalistes d’Enquête et lui ai demandé pourquoi ils s’acharnaient tant sur les homéopathes… Elle m’a répondu, sans trop de conviction il m’a semblé, « il faut protéger le public »… Mais de quoi, donc? On ne cesse de répéter que les remèdes homéopathiques ne contiennent que du sucre et que leur effet n’est que placebo. En plus, les produits sont bon marché – personne ne s’enrichit, ici. Il n’y a ni fraude, ni corruption, ni crime, ni mort, ni lésion… Déception, tout au plus, pour les personnes chez qui le produit n’a pas marché. Ce n’est rien, comparé au cas de cette dame, par exemple, emportée par la grippe en 24 heures, alors que – l’article le précise – elle s’était pourtant fait vacciner. Où est ce danger si important?

Les pharmacies sont remplies de produits en vente libre qui sont pratiquement sans effet : produits anti-âge, fortifiants, pour nettoyer le foie, purifier le sang, contre la toux, la tendinite, les problèmes articulaires, etc… Il y a un grand nombre de médicaments approuvés dont les seuils reconnus d’efficacité ne dépassent pas les 40% – c’est-à-dire autour du seuil d’efficacité qu’on accorde aux placebos. Pourtant, on ne s’en formalise pas. On laisse faire les gens, on fait confiance à leur jugement. Alors pourquoi s’en prendre au produit homéopathique? Si ça se trouve, c’est le moins nocif des produits en pharmacie. Je trouve ça louche.

Homeopathic remedies. Photo: Ottawa College of Homeopathy

En fait, l’homéopathie dérange parce qu’elle repose sur une science, une histoire et une philosophie qui contredisent le consensus médical et relativisent les principes de la méthode scientifique. Si on admettait un jour l’efficacité de l’homéopathie, ce sont les fondements même de la biologie et de la recherche scientifique dans sa forme actuelle qu’il faudrait requestionner. Ça serait une catastrophe épistémologique – avant d’être aussi financière.

*

Dans ma fratrie, il y a trois médecins (incluant mon frère décédé) et une pharmacienne. Mais parmi mes amis et amies, je compte sept homéopathes – dont trois sont aussi médecins, une a un doctorat en sociologie; une autre, pharmacienne diplômée, a exercé quelque temps avant de se consacrer à l’homéopathie. Et moi, j’écoute tout le monde avec la même amitié, la même intelligence et le même intérêt.

Il y a environ deux ans, à la suite d’une grippe, j’ai continué de tousser pendant plusieurs mois. Quand j’ai commencé à cracher du sang, je suis évidemment allée voir le médecin. J’ai passé trois radiographies, deux TACO, une bronchoscopie (un examen invasif et douloureux), plusieurs analyses de laboratoire et deux tests des capacités pulmonaires, pour que finalement le pneumologue me diagnostique une affection chronique des bronches. Il ne m’a prescrit aucun médicament car il n’y a pas de traitement pour cette affection : seulement la prudence, comme de prendre des antibiotiques si on a la grippe, histoire de limiter les causes de toux. Quelques mois plus tard, je suis retournée le voir pour un contrôle : je n’avais plus rien, je ne toussais plus. Il m’a regardée l’air songeur pendant quelques secondes, mais il n’a rien dit. A-t-il pensé qu’il s’était peut-être trompé de diagnostic? Je ne sais pas. Je ne lui ai pas dit que j’avais été soignée en homéopathie. Personne ne veut entendre ces histoires – ces « anecdotes » pourtant innombrables.

Avec l’homéopathie, on est loin de l’apothicaire de quartier qui bidouille un remède-miracle dans son arrière-boutique. Les homéopathes sont des gens cultivés, diplômés, et éduqués scientifiquement. En Europe, où l’homéopathie existe depuis plus de 200 ans, plusieurs médecins sont aussi homéopathes. Traditionnellement, tous les homéopathes européens étaient aussi médecins, en fait. En Grande-Bretagne, on estime que six millions de personnes consultent en homéopathie – c’est-à-dire qu’ils préfèrent payer pour voir un homéopathe plutôt que de profiter d’un système de santé officiel gratuit (voir le documentaire Just One Drop). On pratique l’homéopathie sur tous les continents actuellement. En Inde, il y a plus de 200 collèges d’homéopathie accrédités par le gouvernement.

Nos journalistes ne font jamais de recherche sur l’homéopathie – sinon, ils trouveraient une longue histoire, une méthodologie rigoureuse, des praticiens nombreux et sérieux, une immense bibliographie, dont des matières médicales très fouillées et un nombre incalculable d’articles savants et d’études scientifiques. Prévenons qu’ils trouveraient aussi des idées scientifiques qui mettent nombre de « sceptiques professionnels » en apoplexie. Les journalistes de Radio-Canada ne font pas de recherche car ils endossent la doxa qui dit que seule l’opinion médicale officielle est valable : inutile, donc, de consulter qui que ce soit d’autre. On a dit, dans l’émission de la semaine dernière, que « aucune étude scientifique reconnue ne cautionne l’efficacité de l’homéopathie ». Portez attention à l’adjectif « reconnue »… car il existe, de fait, un grand nombre d’études sur l’homéopathie, toutes études rejetées au prétexte que « le produit ne contient rien d’autre que du sucre et du lactose », cette formule-choc qu’on ne cesse de répéter et qui est, en fin de compte, le seul argument contre toute l’approche homéopathique.

C’est vrai, le remède homéopathique n’est pas de nature chimique ou biochimique comme les médicaments habituels. Il est d’une nature qu’on ne comprend pas encore : est-ce électromagnétique? Quantique? Psychoïde? De l’ordre de l’information? Cette question nous amène effectivement sur une terra incognita de la science actuelle (car on ne peut quand même pas raisonnablement imaginer qu’il ne reste plus de territoires inexplorés, inconnus, insoupçonnés). Le jour où on découvrira le principe qui est à la base de la dilution homéopathique, ce sera une révolution en biologie et en médecine. Cette révolution ne réhabilitera pas seulement l’homéopathie, mais ouvrira la porte à des découvertes inouïes en médecine et des champs immenses de nouvelles connaissances… Pourquoi pas? Il y a eu plusieurs révolutions paradigmatiques en science : rappelons l’ouvrage classique de l’historien des sciences Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, qui nous permet de comprendre qu’une telle révolution n’est pas seulement possible, elle est probable. Sauf si, comme maintenant, on empêche tout effort de recherche et de réflexion sur le sujet et qu’on isole dans un brouillard d’opprobre ceux qui se penchent sur le problème.

La vraie science sait douter, elle sait hésiter, elle sait laisser ouverts des dossiers qu’elle ne comprend pas ou si elle soupçonne qu’il lui manque des éléments. Avant de découvrir la théorie quantique, on avait laissé ouvert le dossier de la nature de la lumière pendant des décennies. Les scientifiques de l’époque ont su vivre avec cette dissonance et accepter de travailler avec des théories qui se contredisaient mutuellement et des résultats expérimentaux inexplicables par la théorie classique alors en vigueur. Leur patience a été récompensée quand la puissante théorie des quanta est venue expliquer et réconcilier l’ensemble des observations. L’homéopathie est un tel dossier : on ne comprend pas comment opère le remède à dilution infinitésimale mais nous sommes nombreux à observer ses effets. En science, ceci s’appelle une anomalie et indique qu’il faut chercher une théorie unificatrice. Actuellement, on empêche cette recherche de se faire en lynchant ce mystère sur la place publique, et en le relynchant encore et encore, car on a beau dénoncer l’existence de ces granules de sucre, l’homéopathie reste toujours vivante. La seule raison étant, bien sûr, son efficacité.

Je salue mes amies et amis homéopathes qui persistent dans l’adversité et je célèbre leur génie.

L’idée de Rennes: le spirituel comme concept opératoire

Au courant que je revenais d’un colloque cet automne, quelques étudiants ont voulu savoir sur quoi portait la rencontre. Mais quand j’ai énoncé l’étrange sujet, « Le spirituel : un concept opératoire en sciences humaines? », pour certains leurs yeux sont devenus ronds. Je suis habituée à travailler sur des sujets, disons, un peu pointus, et ça ne me gêne pas que cela n’intéresse pas toujours le grand public. Après tout, la science se doit de fouiller dans les coins sombres et dans les marges : toutes les questions d’importance ne sont pas forcément dans la lumière du jour… Celui-ci, notamment.

Mais aussi ésotérique qu’il puisse apparaître, ce sujet-ci n’est pas marginal. Il est au contraire d’une immense importance, autant scientifiquement que sociologiquement, que politiquement… Il a rapport aux changements climatiques autant qu’aux excès du capitalisme, qu’à la santé des gens – mentale et physique – et qu’au futur de l’humanité. Je m’explique : d’un côté, le capitalisme a brisé notre rapport au monde, asservissant tout à la raison économique, transformant paysages, écosystèmes, animaux, plantes, lieux historiques, éléments précieux des cultures humaines, etc., en autant de « ressources » à exploiter… D’un autre côté, l’approche scientifique de la connaissance laisse dans les limbes de grands pans de l’expérience humaine et tout le champ des valeurs éthiques. En effet, notre rapport à la vérité et à la connaissance est désormais filtré par une vision scientiste : nous ne considérons désormais plus d’autre vérité que ce qu’une science étroite est capable d’affirmer avec certitude, c’est-à-dire une toute petite frange du réel (le problème n’étant pas la science elle-même, mais son enfermement dans des critères extrêmement rétrécis). Désormais, quelque chose n’est précieux que dans la mesure de ses retombées économiques et quelque chose n’est vrai que dans la mesure où la science en atteste l’existence physique.

Aff-le_spirutuel-bat1Or ces problèmes sont beaucoup de l’ordre des valeurs et des représentations collectives et appartiennent donc au champ des sciences humaines et sociales. Malheureusement, nous n’y échappons pas non plus : lorsqu’elles s’alignent sur la méthode matérialiste et positiviste des sciences naturelles, les sciences humaines ne peuvent que devenir nihilistes. En effet, comme on ne peut ni mesurer ni observer le sens de la vie, alors la vie n’a pas de sens. Les valeurs, telles la compassion, l’amour, la liberté, étant intangibles, elles ne sont que des tendances subjectives, impossibles à généraliser. En fait, c’est toute la subjectivité et l’intériorité (l’objet même des sciences humaines) qui sont exclues des recherches quantitatives. Au point que la psychologie, dans son désir d’être une science exacte, est moins capable d’explorer la subjectivité et la complexité de l’esprit humain que la littérature.

C’est dans ce contexte qu’arrive notre colloque, avec sa question du spirituel comme « concept opératoire ». Inscrire le spirituel transversalement dans les sciences humaines permettrait notamment de considérer l’humain dans son aspiration à plus-grand-que-lui, ce qui touche l’éthique, le rapport à l’autre, la réalisation et le dépassement de soi, le sens de l’existence, tout ce genre de choses. Cela permettrait aussi d’interroger un « nous » humain, biophile, capable de dépasser le carcan de ses intérêts égoïstes pour englober non seulement son plus-être à lui, mais celui de toute la vie sur Terre.

Une précision s’impose peut-être, ici… L’idée d’inscrire le spirituel comme dimension agissante dans la vie humaine ne signifie absolument pas la réinstallation du religieux. Le spirituel n’est pas le religieux : dans l’acception implicite du colloque, le mot nomme plutôt une réalité nouvelle, une certaine disposition de l’être qui est tout à la fois post-religieuse, transreligieuse et a-religieuse, typique d’une société laïque. Le spirituel n’est pas un credo : il n’est pas question de croire que Dieu existe ou qu’il y a une vie après la mort ou quelqu’autre « théorie » de la finalité ou des origines. Le spirituel ne s’oppose pas à la science car il n’est pas sur le même niveau, épistémologiquement parlant. C’est une disposition de l’être, une attitude existentielle, une certaine façon de vivre sa vie : chercher un sens, vouloir vivre une vie bonne et juste, vouloir accomplir les potentiels élevés dont on a l’intuition. En niant cette dimension spirituelle à notre être, nous risquons, comme c’est d’ailleurs le cas de tellement de gens, de nous sentir victimes des circonstances, de traiter nos états psychiques comme de simples fluctuations biochimiques à rééquilibrer par des molécules, d’en venir à considérer les valeurs de liberté, de courage, d’altruisme, de dépassement de soi, de bien collectif, comme d’impossibles idéaux ou de regrettables illusions.

L’idée de Rennes est de générer une compréhension des objets d’études des sciences humaines qui nous permettrait de les penser autrement. Dans l’appel à communications, on a évoqué le spirituel par des phrases-phares telles que « penser l’humain au-delà de sa matérialité » et « nommer ce qui déborde les positivités de l’existence ». Par exemple, si on envisageait l’humain dans ses capacités altruistes, animé d’un mouvement de dépassement de soi, inspiré par des valeurs élevées, capable de trouver du sens dans sa vie et dans ses malheurs, c’est cela qu’on étudierait. Si on pouvait voir autre chose dans la société qu’une simple agrégation de groupes d’intérêts en compétition les uns contre les autres, comme nous le suggère la médiocrité ambiante, c’est la vie démocratique qui changerait.

Pour accomplir ça, il ne suffit pas de se convaincre du bien-fondé de ce qui peut ressembler ici à un plaidoyer. Le problème n’est pas aussi simple que de décider de donner une place plus centrale au spirituel dans nos conceptions de l’humain; il faut surtout – puisque nous sommes en sciences humaines – déployer une rigueur méthodologique, des critères, et identifier des concepts ayant une certaine puissance épistémologique. En premier lieu, comprendre ce qui, dans l’approche actuelle, a mené à la négation du potentiel humain et chercher des approches plus constructives à cet égard. Nous sommes des chercheurs, pas des guides spirituels, et donc notre rôle n’est pas de déterminer quel est le sens de la vie, mais plutôt d’étudier par quelles méthodes et quelles opérations nous tissons ce sens. Non pas décréter la finalité de la vie humaine, mais plutôt regarder comment nos façons d’envisager cette finalité influencent nos actions. Aujourd’hui, les sciences (dans un accord fort commode avec l’économie de marché) posent un humain qui ne vit que pour lui-même et dont les seuls intérêts supérieurs sont la survie et la reproduction… Y a-t-il d’autres formes de science susceptibles de montrer une humanité intégrée à la Nature et intrinsèquement solidaire du sort de toute la biosphère? Pour le dire un peu vite, changer la définition de l’humain qui sert de base aux recherches en sciences humaines changerait tout ce que les sciences humaines ont à offrir. Et comme on le voit dans les mouvements écologiques et les visions alternatives, cela aurait un impact immense sur le déroulement du futur de la Terre et de l’humanité : permettant la décroissance, la solidarité, etc.

On dit souvent qu’aucun changement ne sera possible dans le système social tant qu’il n’y aura pas un changement psychique chez les individus : apprendre à aimer, développer notre conscience (de soi, des autres, du collectif), questionner nos petitesses, nos addictions, nos lieux de démission… Les sciences humaines, présentement, n’enseignent pas ça – elles ne savent même pas comment.

À l’Université de Rennes-2, nous étions des philosophes, des théologiens et des théologiennes, des sociologues, des spécialistes de la littérature et des arts, du management, des écologistes, pour travailler au déverrouillage des sciences humaines, aujourd’hui empêchées de penser à cause de la domination de paradigmes néfastes. Nous cherchions des façons concrètes de penser un changement paradigmatique, avec l’hypothèse que cela pouvait passer par le spirituel. C’est le plus difficile : développer les méthodologies pour ce genre de recherche. Il ne suffit pas, en effet, d’appeler le spirituel à la rescousse, encore faut-il prendre la mesure des changements épistémologiques et méthodologiques que cela impliquera.

Un an plus tard…

Je n’ai jamais voulu arrêter d’écrire… J’avais trouvé un rythme qui convenait à mes obligations universitaires, je publiais ici environ aux deux mois, et peu à peu, j’avais de plus en plus de lecteurs. Je n’ai jamais eu particulièrement d’ambition de ce côté, de toute façon; je ne m’attends pas à multiplier les « likes ». Mais j’aime ce médium, c’est plutôt ça. J’aime écrire, comme ça, à la ronde, sans comité de lecture et pour publication immédiate.

Mais je n’ai rien écrit depuis octobre l’année dernière… Treize mois maintenant. En réalité, c’est plutôt en novembre que j’ai arrêté d’écrire sur ce blog: c’est la catastrophe américaine qui m’a laissée littéralement sans voix.

J’étais tellement en colère que je ne pouvais rien écrire de raisonnable ou de décent. Et je n’étais pas en colère contre les gens de droite ou populistes, ou contre ceux qui ont voté pour lui, mais contre nous, les gens de gauche. Oui, nous! Car je pensais qu’on y était pour beaucoup. Je le pense encore. Je pense que cette catastrophe est en grande partie of our own making, comme disent les Anglais. Bon, ça fait un an, maintenant, et je n’ai plus l’élan de déplier mon argumentaire pour dire pourquoi c’est ce que je crois. D’autres (ici la sociologue Dominique Meda et ici Boucar Diouf) l’ont bien expliqué, de toute façon.

Je n’étais pas seulement en colère. Je suis aussi restée longtemps sidérée, incapable de penser à autre chose, presque paniquée. J’essayais de chasser de mon esprit les images d’interventions armées, de catastrophes écologiques, de crises économiques, et toutes les formes d’injustices et de répression qui menaçaient de se produire… Sans compter ma plus grande peur à vie: un régime de plus en plus totalitaire. Et puis cette impression que plus jamais le monde ne serait le même, ou même qu’il serait quelque chose qu’on pourrait qualifier de « normal ». Je me sentais intoxiquée, comme si j’avais ingéré un poison ou une drogue. Et je voyais bien, aussi, que plein de gens autour de moi vivaient la même chose. J’ai des amis sur Facebook qui, encore aujourd’hui, un an plus tard, partagent des articles du New York Times, du Washington Post et de bien d’autres média moins recommandables, pratiquement tous les jours. Ce qui signifie qu’ils y pensent à tous les jours. C’est comme un état altéré.

Au début de septembre cet automne, j’ai commencé à rédiger un article, intitulé provisoirement « Dix mois plus tard » – je voulais écrire exactement ce que je suis en train d’écrire aujourd’hui. Mais j’ai vite réalisé que j’avais encore beaucoup trop de colère… tout ce que j’écrivais tournait autour de ça. Alors j’ai attendu encore. Aujourd’hui ça va mieux.

Donc je pense que je peux reprendre ce blog. Je suis allée en Bretagne en octobre, pour un colloque fort intéressant sur lequel j’aurais envie d’écrire. Je vais le faire bientôt.

La mort dans l’âge séculier : le plus bas dénominateur commun

Le livre de Charles Taylor, L’âge séculier, ouvrage aussi étrange que remarquable, se base sur la constatation simple que nous sommes « passés d’une situation où la croyance était l’option par défaut, non pas seulement pour les naïfs, mais aussi pour ceux qui connaissaient, envisageaient et discutaient l’athéisme, à une situation où, pour de plus en plus de gens, le schéma de non-croyance apparaît de prime abord comme étant le seul plausible » (p. 32). C’est dit dans les mots distanciés de la sociologie, mais dans les tranchées de la vie des familles, des groupes, des lieux de travail et des institutions, ce passage historique est chargé d’affects, d’antagonismes, de fermeture et de mots durs. Les questions de croyances et de religion suscitent acrimonie et incompréhension et l’attitude la plus sage, lorsqu’on est en société, est de s’en tenir loin. Mieux vaut se retirer dans son quant-à-soi et ne parler qu’en présence d’amis du même esprit. Cela s’applique d’autant plus pour moi, car – toujours selon Taylor – cette « présomption d’incroyance » prend un caractère « hégémonique » dans le monde intellectuel et universitaire. Plus que quiconque, lorsqu’on est professeur à l’université, on se doit de bien établir le fait qu’on n’est pas croyant – encore plus si on parle de spiritualité. Ce n’est pas trop difficile pour moi, car à la vérité, je ne crois rien. Comme tout universitaire qui se respecte, je refuse de croire. Je veux plutôt savoir.

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Soleil noir, 2003, Claire Maillé – huile sur toile 16" x 20"

Je traverse ces jours-ci l’épreuve terrible de la mort subite d’un frère – un frère plus jeune que moi. Le weekend dernier, nous étions réunis au complexe funéraire; des centaines (peut-être plus d’un millier) de personnes sont venues nous voir, le voir, tellement il était connu et aimé. C’est vrai qu’il était une sorte de géant dans son univers, un professionnel respecté et admiré, un grand ami, un père et un mari adoré… Je pourrais continuer longtemps de cette manière, mais tout ce qu’il était possible de dire dans ce chapitre a été dit par une personne ou une autre au cours du weekend. L’absurdité, l’incompréhension, l’impossible consolation.

Puis il y a eu la cérémonie. Offerte en option par la compagnie Lépine-Cloutier, entrepreneur en services funéraires, elle s’est déroulée dans une pièce de style « chapelle » sur les lieux mêmes du complexe funéraire. À l’heure dite, on y a transporté l’urne, la photo encadrée de mon frère, des cierges ont été allumés et une officiante a présidé. La famille immédiate nous a offert des textes très beaux, personnels, bouleversants. Des anecdotes bien choisies pour mettre en valeur les grandes qualités de mon frère. Quant à l’officiante, je n’ai rien à lui reprocher, elle a somme toute bien rempli un mandat dont on pouvait deviner les termes par les différentes parties de son discours : ne pas privilégier une tradition religieuse ou une autre, n’offenser personne ni déclencher les sensibilités anticléricales, célébrer la vie du défunt avant tout et surtout ne pas évoquer les questions liées à la mort, à l’après. On voyait qu’elle cherchait à accompagner les pensées et les sentiments des gens dans la salle, nous suggérant des métaphores, nous proposant de revoir des souvenirs avec le défunt, de penser à la vie qui a été, à la vie qui continue. Tout était centré sur l’homme vivant, ce qu’il a été, ses réalisations, ses qualités. Systématiquement, l’officiante évitait toute référence à la vie après la mort ou à des construits appartenant au christianisme ou toute autre religion identifiable. Pour ce faire, elle restait à un niveau neutre, générique, un genre de plus bas dénominateur commun, qui amène inévitablement dans la mouvance new age. À un moment donné, elle nous invitait à penser à mon frère par le biais d’une sorte de méditation guidée sur une musique du même type que celles qui jouent en arrière-plan lors des massages dans les spas. Un vrai travail de gestionnaire en produits funéraires.

À un moment donné (quand même!), elle a demandé qu’on dise ensemble « une prière chrétienne bien connue », le Notre Père. Franchement, je lui suggérerais de la dire en latin, pour être sûr que le contenu n’offense personne. Je salue quand même l’audace d’avoir inclus cette prière dont tout le monde connait, sinon les mots, du moins la musicalité. Personnellement, je l’ai récitée avec une certaine gratitude, tout en pensant qu’il y a des prières dans les archives des traditions spirituelles mondiales qui s’appliquent beaucoup mieux à la mort que le Notre Père.

L’officiante a évoqué la métaphore qu’on raconte aujourd’hui aux enfants, voulant que l’âme de la personne décédée monte au ciel et devienne une étoile – ce qui permet à l’enfant de regarder le ciel étoilé en pensant à la personne qu’il ne reverra plus jamais. Je me suis demandé à quelle ère remontait cette croyance. Sûrement le néolithique, tout comme les références qu’elle faisait au soleil et au feu! Bon… je me trompais, en fait, car la stellification existait encore chez les Grecs. Mais le problème que j’y vois reste bien réel : si on met de côté tout ce qui appartient (ou presque) à l’une ou l’autre des grandes religions connues, alors il ne reste que ça : des fables, des métaphores archaïques, des images pour les enfants. Et musicalement, des sons tenus dans le mode pentatonique.

img_8642Je veux bien qu’on ne croie pas en une survie de l’âme après la mort, qu’on ne croit pas en Dieu, ni en quoi que ce soit qui transcenderait ce monde matériel qui est le domaine de la science. Mais comme nous le rappellent autant les scientifiques que les philosophes, l’affirmation qu’il n’y a rien après la mort et l’athéisme sont aussi des croyances, au sens où on ne peut prouver ni l’existence de ces éléments inexplicables ni leur non-existence. Abstenons-nous d’y faire référence, d’accord, mais n’aplatissons pas ce mystère pour autant. Les humains ont toujours été saisis, parfois de révérence parfois d’effroi, devant le mystère de la mort. Le sentiment du numineux, comme l’ont appelé Otto et Jung, n’est pas théiste, il est existentiel. Lorsque survient la mort d’un proche, on se trouve poussé sur la frontière de l’immense territoire du mystère – plutôt que de s’empresser de s’en éloigner aussi vite, on peut rester un peu pour en embrasser la profondeur et sa paradoxale obscurité. Non?

Les cultures passées ont dépensé des trésors d’imagination, d’inspiration, de travail, pour créer des œuvres qui calmeront l’effroi, consoleront le chagrin et révèreront (un verbe important, ça, « révérer ») le mystère. Il existe un nombre incalculable de musiques, de poésies, d’images, de mythes, de prières d’une grande beauté et d’une grande sagesse. Du Livre des morts tibétain au Livre des morts égyptiens, du requiem de Fauré aux chants funèbres amérindiens, il y a eu des millénaires de production créative visant à générer un effet de saisissement et de réflexion. Le grand mystique soufi Djalâl ad-Dîn Rûmî, peut-être le plus grand poète de tous les temps, a écrit un livre de poèmes sur la mort de son maître et ami Shams et le chagrin, tout aussi insupportable que lumineux, qu’il en a ressenti; de plus, il y a cette nostalgie de Dieu qui traverse toute son œuvre. Quel mal y aurait-il pour un athée d’entendre les paroles d’un Kyrie ou de se représenter le tribunal d’Osiris, si d’aventure il a besoin de réconcilier – sans reproches, sans colère, sans jugement – certaines actions du défunt? Quel mal y aurait-il pour un athée de confier l’âme du mort à des forces divines, même si on les conçoit comme des forces imaginaires? Lorsqu’on a besoin de pleurer, quel mal y aurait-il à se faire aider par le Lacrymosa de Mozart, un quatuor de Górecki, ou l’une des innombrables musiques qui ont été composées expressément dans ce but? Et puis, tant qu’à y être, quel mal y aurait-il à nous réunir dans une véritable chapelle ou église – dont on pourrait toujours rendre la décoration plus œcuménique – plutôt que ces nouveaux lieux corporatifs en gyproc ?

Je pensais à cette affirmation d’Albert Camus : « L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde » (dans Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942, p. 45). Le silence du monde n’apparaît déraisonnable qu’à celui qui ne l’écoute pas. Car si on prend le temps de l’écouter, on gagne beaucoup d’ampleur à l’intérieur de soi… peut-être assez d’ampleur, justement, pour y trouver un peu de la sérénité et du courage dont nous avons besoin. C’est ce qu’enseigne la pratique de la méditation de présence éveillée. Et paradoxalement, un grand nombre de poésies et de musiques du répertoire millénaire sont faites pour nous aider à entendre ce silence aussi édifiant que consolant.

L’idée que je m’en fais repose sur quelque chose de très difficile : tolérer le mystère, oser ne pas savoir. Dans le passé où je propose de puiser pour les rituels funéraires, les gens « savaient » ce qui allait se passer. Dans Le livre des morts tibétains, on vous explique ce qui arrive dans le passage et après la mort. Dans les funérailles chrétiennes, les gens sont convaincus qu’il y a un ciel où le Christ attend l’âme du défunt. Aujourd’hui, dans notre monde matérialiste, nous ne savons pas – et comme on trouve souvent intolérable de ne pas savoir, nous sautons à la conclusion rapide (et non fondée scientifiquement) qu’il n’y a rien.

Nous nous pensons supérieurs aux humains du passé, que nous qualifions facilement de naïfs. Ils l’étaient probablement. Mais si nous, nous ne sommes plus naïfs, si nous, nous sommes fiers de pouvoir réfléchir à ces questions plutôt que de sauter d’emblée aux conclusions magiques, alors nous devrions aussi avoir le pouvoir intellectuel et psychologique de tolérer de ne pas savoir. Et devant la mort, nous retenir de savoir sans pour autant détourner le regard du mystère. En tout cas, ce que les entrepreneurs en pompes funèbres de la postmodernité nous offrent ces temps-ci est bien en deçà, en termes de qualité et de profondeur, de ce qui s’est fait avant nous en cette matière.

Liberté d’expression et humoristes haineux

Avez-vous déjà entendu parler de cette histoire, parue en 1995 dans The Independent qui veut que la CIA ait utilisé les expressionnistes abstraits de New York – les Pollock, de Kooning, Rothko et Cie – comme propagande auprès des soviétiques ? L’idée, c’était que l’art abstrait démontrait la liberté et la créativité de l’Amérique, en comparaison du fameux réalisme soviétique, obligé de célébrer la Révolution (tapez « réalisme soviétique » dans google images, pour vous faire une idée). Je me suis demandé si le choix de cet art-là en particulier pour démontrer l’incroyable liberté des artistes en Amérique, ne signifiait pas que quelqu’un à la CIA trouvait que l’art en question était un peu… disons peut-être, décadent. En tout cas, c’est comme sous-entendu : « Regardez nos artistes », ont l’air de dire les gars du renseignement en veston-cravate gris, « comme nous les laissons faire n’importe quoi ». « Chez nous, les gens sont libres ! »

Quoi qu’il en soit, et n’en déplaise à mes béotiens présumés de la CIA, la suite a montré que ces artistes new-yorkais étaient, de fait, parmi les plus grands peintres du 20e siècle. J’ai pensé à ça, hier, en lisant la décision du tribunal des droits de la personne concernant le jeune artiste handicapé. Je me suis dit: Qu’est-ce que ça donnerait aujourd’hui, comme image de la liberté d’expression, si on refaisait ce même genre de propagande, mais cette fois en prenant l’exemple d’un monsieur se disant humoriste qui aime ridiculiser et insulter un jeune chanteur handicapé ? C’est super, regardez, on est tellement évolués au Canada qu’on a le droit de faire ça ! Ou plutôt – soyons précis –, les humoristes ont le droit de faire ça. Parce que moi, à l’université, en classe, on ne me permettrait jamais de faire une chose pareille (dieu merci). Dans ma famille non plus, ma mère ne nous l’aurait jamais permis.

En tout cas. Il a été condamné hier à payer $35 000 au jeune homme et $7 000 à la mère du jeune homme, en dommages-intérêts. Rappelons une chose importante, ici, car on entend les gens déchirer leur chemise sur le« droit » à la liberté d’expression. Le comédien n’a pas été déclaré coupable de quelque chose de criminel, non… Ni même quelque chose d’illégal. On ne l’envoie pas en prison, il n’aura pas de casier judiciaire et la police ne viendra pas s’en mêler. Le montant, là, ce n’est pas une amende non plus. C’est le tribunal des droits de la personne et de la jeunesse, qui affirme que le droit à la dignité prévaut sur le droit de rire d’une personne minorisée.

Pour moi, que ce triste monsieur ait remporté le prix de l’humoriste de l’année et que tout le milieu du soi-disant « humour » québécois, les médias et beaucoup d’intellectuels le défendent sur la place publique, 1) c’est une honte et 2) c’est vraiment ne pas voir plus loin que son nez.

Car il ne s’agit pas de la liberté d’expression, il s’agit du droit d’abuser de la liberté d’expression. Voyons la scène : un gars célèbre, médiatisé, bien protégé par ses amis, fait la pluie et le beau temps avec ses soi-disant « blagues » sur un jeune handicapé devant des publics hilares qui en redemandent…, ça ne vous rappelle pas des scènes connues de cours d’école ou de média sociaux qu’on appelle de « l’intimidation » ? Les gens en cercle qui rient de voir un Juif ridiculisé, ou les élèves en cercle qui rient aux injures qu’un bully lance à un garçon un peu efféminé ou à une petite fille avec des lunettes épaisses… et l’excuse du bully à l’effet que ce ne sont « que des blagues »… n’est-ce pas trop familier à trop d’entre nous ? Et quand on monte au créneau pour défendre ce gars, quel genre de relation à l’humour enseigne-t-on aux jeunes des cours d’école ?

C’est comme je disais. Ce n’est pas de la liberté d’expression – c’est l’abus de cette liberté, si précieuse pourtant. Et à en abuser comme ça, à défendre comme ça le droit d’en abuser, on risque fort de lui enlever son véritable sens. Car le sens de la liberté d’expression, c’est de pouvoir participer pleinement à la vie civile, c’est de ne pas se faire taire par la dictature, c’est de pouvoir dénoncer sans représailles l’injustice, c’est de pouvoir témoigner publiquement de notre réalité, c’est que la parole de chacun ait un poids égal. Tout ça. Or eux, les soi-disant humoristes qui se prétendent les derniers héros de cette liberté, ils ne font rien d’autre qu’en détourner le sens pour la mettre au service de leurs intérêts de groupe.

Sans compter que ce n’est même pas drôle. Le gars, là, ce regrettable monsieur… il dit qu’il a le droit de rire d’un jeune handicapé « parce que son public rit de ces blagues » ! Hé bien. Il y a quelques décennies, les Blancs faisaient encore des blagues sur les Noirs. On ne trouve plus ça drôle – on s’est aperçu que c’était poche, ces blagues là. On s’aperçoit de plus en plus que c’est sexiste, les blagues misogynes. Et cetera. C’est une forme de haine, ce genre d’humour où l’on dénigre des personnes « différentes » pour faire rire la galerie. Du moins, dans l’histoire, on s’en est toujours servi, de ce genre d’humour haineux, pour ostraciser des groupes de gens.

Ce n’est pas le principe, on peut bien rigoler de toutes sortes de choses – le véritable humour fait flèche de tout bois. C’est la manière. Quand j’étais petite, ma mère nous expliquait qu’il y avait une différence entre rire « de » quelqu’un et rire « avec » quelqu’un. Elle n’est plus là, ma mère, mais j’imagine ce qu’elle aurait pensé si je lui avais raconté cette histoire : « imagine-toi donc, maman, qu’il y a un gars, au Québec… »

Oui, nous sommes libres ici. Nous le sommes vraiment. Et cette histoire le montre encore plus, comme si c’était nécessaire. Mais ça n’aide pas du tout de tester jusqu’où cette liberté peut aller dans la négativité, la mesquinerie et l’absurdité. Ça n’aide pas du tout de faire croire qu’elle est menacée parce qu’un jeune homme demande qu’on mette fin à une série de blagues le concernant – des soi-disant blagues qui, le réalisez-vous?, ont duré plus de trois ans.

Chroniques de l’ACFAS

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J’aime bien aller au congrès de l’ACFAS. Je sais, je suis un peu en décalage à ce sujet, car j’entends souvent des profs se défendre qu’ils y vont seulement pour présenter une communication et repartiront aussitôt. Beaucoup d’autres semblent fiers de profiter de cette semaine annuelle pour simplement faire autre chose. Bref, on dirait qu’il est mieux vu de snober cette grosse foire… C’est humain – on aime détester ce qui est gros ou populaire.

J’ai quand même des critiques à faire à ce congrès qui s’autoprésente comme « le plus important rassemblement multidisciplinaire du savoir et de la recherche de la Francophonie ». D’abord son coût : 250$ pour assister au congrès (c’était 200$ l’année dernière) et 50$ (40$ l’année dernière) pour être membre de l’ACFAS. Donc 300$ si on veut seulement mettre les pieds dans les lieux… Même les conférenciers doivent payer, même les organisateurs de colloques. Il y a bien des activités gratuites (au nombre de 8 !!!) pour le grand public, mais personnellement, je pense que tout devrait être gratuit – au nom d’une démocratisation nécessaire de la science. D’autant plus que Hydro-Québec soutient déjà l’événement et met son logo partout. Ces fameuses activités gratuites sont des trucs pseudo-artistiques, le concours Ma thèse en 180 secondes, et l’enregistrement d’émissions scientifiques grand public – de la science spectacle, quoi. Et la couverture médiatique est à l’avenant : sur les quelque 4000 présentations, réparties en plus de 200 colloques, le chroniqueur scientifique de Radio-Canada choisit deux ou trois recherches « sexy » en santé ou en technologie. Ce qui ne fait que renforcer, évidemment, cette impression du public que la science ne concerne vraiment que ces deux domaines.

L’autre chose qui me dérange, c’est l’acronyme, qui soi-disant signifie « association francophone pour le savoir ». Rien à voir, n’est-ce pas ? À l’origine, en 1923, ACFAS signifiait « Association canadienne-française pour l’avancement des sciences ». Mais à une certaine époque, dans la foulée nationaliste, on a dû être gêné par le terme « canadienne-française ». À la limite, ils pourraient écrire « association canadienne francophone pour l’avancement des sciences ». Mais bon. C’est un pourcentage très minime de congressistes qui savent ce que signifie l’acronyme, car il ne fait pas de sens. Et d’ailleurs, les collègues européens et de la grande francophonie ne s’y retrouvent pas. Quand l’un d’entre eux me pose la question, j’hésite à répondre, tant je trouve gênante cette petite réécriture pour gommer l’existence canadienne-française. On est en 2016 et on est encore complexé de notre histoire ! Une grande association scientifique, de surcroit ! Il suffirait de retrouver les termes d’origine pour défaire cette bourde anachronique.

Mais j’arrête mes critiques. Le fait est que j’aime bien y passer la semaine. J’assiste volontiers à plus d’un colloque – cette fois-ci, j’en ai fait trois. Je trouve toujours ça intéressant, même quand les présentations sont ennuyantes (ça arrive), car il n’y a pas meilleur contexte pour voir sur quoi les gens travaillent, comment ils travaillent, pour suivre l’évolution de la culture universitaire. C’est d’ailleurs un très bon contexte pour apprendre cette culture, quand on est doctorant ou nouveau professeur.

À cet égard, j’ai vu une évolution intéressante dans mes domaines. À trois ans d’intervalle, j’ai participé au même colloque sur la formation artistique, organisé par Francine Chaîné et Mariette Théberge, deux chercheures qui travaillent souvent ensemble. En 2013, j’avais présenté – avec ma collègue Virginie Chrétien – le programme court de 2e cycle en étude de la pratique artistique, que nous venions alors de créer à l’UQAR. Lors de cette présentation, nous avions été très prudentes, notamment pour ne pas énoncer d’a priori et éviter toute généralisation non fondée. Malgré cela, nos propos avaient quand même suscité quelques critiques faciles et un tantinet méprisantes. Les commentaires positifs étaient surtout venus en privé. Il faut dire que la majorité des présentations étaient appuyées par une approche scientifique assez traditionnelle : plusieurs études quantitatives (statistiques) et des protocoles de recherche plutôt standard. Alors quelle ne fut pas ma surprise cette année, dans un colloque avec presque le même titre, s’adressant grosso modo au même groupe de chercheurs, d’entendre une présentation après l’autre sous la forme de récit de pratique. On disait : j’ai donné tel cours, j’ai fait telle activité, avec telles intentions, selon telle méthode, et ça a donné ceci. Des récits ! Dans ce nouvel environnement de 2016, notre présentation de 2013 aurait presque eu l’air trop prudente. Si j’avais à la refaire, je ne me gênerais pas pour inclure des témoignages de nos étudiants et étudiantes – ce dont je m’étais abstenue à l’époque parce que je n’aurais pu garantir l’impartialité de ma sélection.

Les récits de pratique relèvent généralement d’une approche phénoménologique et ont pour grande caractéristique de s’écrire à la première personne. Le chercheur est aussi le praticien – qu’on voit alors comme un « praticien réflexif » – et si son témoignage manque de généralisation statistique ou d’objectivité, il a la grande qualité de nous donner accès au vécu, au ressenti, aux intentions du praticien, à son éthique. Il s’agit un peu de voir les choses de l’intérieur, au lieu de les mesurer de l’extérieur. Ceux qui me connaissent savent que je pense que les deux approches sont complémentaires, et qu’elles devraient occuper une place équilibrée dans le paysage scientifique. Mais l’approche classique domine de plus en plus. On a horriblement peur de la subjectivité, on ne se sent plus autorisé à décider par nous-même, et alors on s’en remet à cette « vérité prouvée » par les experts – et qui est un leurre pur et simple –, à ces statistiques bidon auxquelles on peut faire dire n’importe quoi. Et les médias style Les années lumière ne font aucun travail critique à ce sujet ; ils ne sont que les hauts-parleurs de la recherche dominante.

L’année dernière, j’avais suivi une journée d’un colloque sur le religieux – on était dans la sociologie des religions, les études religieuses, ce genre de disciplines. J’étais surprise d’entendre plusieurs présentateurs nous exposer leur dilemme face à leur propre affiliation culturelle ou religieuse : « je suis musulman », disait l’un, « et je me demande si je peux légitimement travailler sur un sujet touchant à l’Islam »… La même inquiétude provenait d’une chercheure chrétienne : « comment contourner le fait que j’ai la foi ? » Comment éradiquer toute forme de subjectivité présumée dans notre travail de recherche, en somme. Moi qui connais bien la littérature sur l’autoethnographie et la recherche impliquée, je regrettais que ces chercheurs ne soient pas familiers avec elle. La réponse facile a été que les chercheurs ne doivent pas être impliqués personnellement dans leur sujet d’étude, point. Mais c’est passer sous silence des décennies de critique en anthropologie, en sociologie, en histoire, en ethnographie, etc., sur justement cette impossible objectivité, les chercheurs ne pouvant s’empêcher de plaquer leur propres a prioris culturels sur leurs observations (jamais neutres) de groupes étrangers. On a des kilomètres de notes de terrain depuis le début du 20e siècle pour le constater : la subjectivité est toujours là. La réponse moins simpliste est que la majorité des chercheurs sont impliqués, d’une façon ou d’une autre, dans leur sujet. La question est d’en être conscient, de l’examiner, cette implication, versus (sous les diktats actuels) de la refouler dans l’inconscient.

Et puis au-delà de ce constat de dissimulation, on doit se demander quelle est la valeur scientifique d’études avec méthodologie distanciée et « objective ». Car un chercheur qui a une expérience directe du groupe qu’il étudie a des chances de déceler des éléments que le chercheur « objectif » ne verra pas et de comprendre des dimensions qui échappent à un regard qui fait tout pour être neutre. Le problème alors est méthodologique, pour s’assurer, non pas de l’objectivité du chercheur, mais de son intégrité. Ce que je remarque, c’est que depuis un bon nombre d’années, des réponses s’élaborent, des expériences se font, notre compréhension du problème s’approfondit, et notre savoir-faire se développe. Je vois ça se produire, justement, dans les colloques en sciences humaines de l’ACFAS.

Il y a un plan politique à cette discussion. Il faudrait que la prétention à l’objectivité scientifique soit débusquée et la domination de ce type d’experts sur l’ensemble de la connaissance soit remise en question. Ce faisant, nous compliquerions certainement la science, ses habitus (d’évaluation notamment) et ses institutions, mais nous y gagnerions en complexité, en richesse, en liberté, en démocratie et en créativité.

La musique classique risque-t-elle de disparaître? Maestro Nagano évoque la fin du monde

Dans Sonnez, merveilles !, Kent Nagano nous entretient de la beauté et de la grandeur ineffables de la musique classique. Grandissant près de San Francisco, il a été initié à cette musique par un professeur immigré tout à fait génial et en ayant retiré le plus grand bénéfice, il souhaite à tous les enfants du monde d’avoir accès à la même richesse. Or il réalise que la musique classique n’est plus tellement enseignée à l’école. Il voit aussi des orchestres réputés plier bagage faute de financement et s’inquiète de l’avenir de « sa » musique. Il écrit pour nous convaincre de ne pas abandonner le classique.

D’abord, il faut dire que j’ai bien aimé son livre. Il se répète beaucoup de chapitre en chapitre, mais j’aime les livres sur la musique. J’aime les blagues sur la musique, les films sur la musique, les magazines de musique… quoi, j’aime tout ce qui concerne la musique – et surtout la musique classique. Et puis, il y a de grands passages autobiographiques – ce que j’aime aussi. Et il parle de compositeurs qu’il a connus ou étudiés : Messiaen, Bernstein, Schoenberg, Bruckner, Ives… Comme ce ne sont pas les plus accessibles, c’est d’autant plus intéressant.

Mais je ne réussis pas à partager son inquiétude. Il y a toujours des gens qui crient au meurtre lorsqu’ils voient arriver des changements. Et malheureusement, ceux qui alertent avec le plus de passion sont souvent ceux-là mêmes qui, parce qu’ils sont tout en haut de l’échelle, risquent de tomber de plus haut.

Ce dont on parle, donc, c’est d’un danger de perte de statut, voire de disparition de la musique classique. Mais qu’est-ce que cette musique classique, au fait? Voici ce qu’en dit Nagano :

« On y trouve tout ce que cette forme artistique a produit depuis presque mille ans : la musique du Moyen Âge, de la Renaissance et de l’époque baroque, la musique classique et romantique, la musique nouvelle, enfin, l’opéra, les œuvres symphoniques, la musique sacrée, la musique de chambre. Lorsqu’il est question de musique classique dans ce livre, j’entends par ces mots l’univers réunissant toutes les expressions esthétiques formées par l’agencement de sons, passées et à venir. La musique classique embrasse la totalité de notre tradition occidentale, en elle résident l’idée majeure d’évolution jusqu’à la modernité ainsi que le canon des œuvres de toutes les époques. Source intarissable de la créativité humaine, elle prend forme dans des œuvres sans cesse nouvelles. L’expérience partagée des concerts et de l’opéra, les rencontres au cœur de la cité, c’est elle encore. Sans oublier le consensus sur la valeur qu’elle revêt en tant qu’art. C’est tout cela que j’entends par la musique classique. » (p. 10)

N’importe quoi ! Cette confusion ne nous aidera pas du tout ! Pour le musicologue, la « musique classique » est plutôt un certain répertoire, « que l’on fait généralement débuter avec Monteverdi pour aller, dans le meilleur des cas, jusqu’au Sacre du printemps de Stravinski » (J. J. Nattiez, Profession musicologue, PUM 2007, p. 10).

Mais c’est aussi une certaine instrumentation, avouons-le. Car au-delà de toute (possible ou impossible) définition scientifique, il existe bel et bien une définition d’usage, dont se servent l’industrie, les disquaires, les programmateurs de festivals, les médias spécialisés, et elle est basée sur l’instrumentation. C’est simple : si on a le combo guitare électrique, basse, batterie, claviers, c’est du rock. Si on a un combo cordes, vents, piano ou clavecin, c’est du classique. Vous n’êtes pas d’accord? Dans le livre, il y a un passage sur Frank Zappa, qui a composé pour orchestre symphonique – c’est l’un de ces compositeurs que Nagano veut nous faire mieux connaître. Sauf que lorsque Zappa joue avec les Mothers of Invention, c’est un musicien rock. Même chose pour McCartney, dont le Ecce Cor Meum se trouve dans les rayons classiques. Sting qui chante John Dowland (1563-1626), c’est sur Deutsche Grammophon. C’est aussi Deutsche qui publie des versions symphoniques de ses chansons : Roxanne par The Police, c’est du rock, Roxane par le Royal Philharmonic, c’est du classique. Bon, il y a des zones grises, mais dans l’ensemble, l’instrumentation, ça tient assez la route.

Au sens propre, le terme « classique » devrait désigner un répertoire consacré, valorisé par la culture et jugé digne d’être conservé. Cela restreindrait le catalogue, qui actuellement ne cesse, au contraire, d’augmenter. On y ajoute régulièrement des compositeurs mineurs, des œuvres oubliées de compositeurs connus, des arrangements de toutes sortes… bref, du nouveau « classique », réinventé ou sorti des fonds de tiroir de l’histoire et qui n’est pas toujours, tant s’en faut, du même niveau que le répertoire véritablement « classique » consacré par les générations. Cet ajout de pièces obscures ou mineures suggère maintenant que le « classique » est en fait un genre musical, comme le jazz, le rock, la pop. Et un genre, ça vient avec une certaine atmosphère, une forme d’écoute (recueillie, dans le cas du classique), des habits (robes longues, tuxedos), une attitude, une appartenance identitaire.

Nagano, lui, ne semble voir que deux musiques : la musique savante et la musique populaire. Et il assimile le classique à la première : la musique savante, c’est le classique ; le classique, c’est la musique savante.

Sur le plan musicologique, une distinction entre musique savante et musique populaire tient la route. Mais il n’y a pas que le classique, qui est savant. Ce qu’on appelle le « progressif » (rock progressif, métal progressif, jazz progressif) est très savant aussi. Et il y a aussi toute la musique savante des cultures non occidentales : la véritable musique « classique » de l’Inde, de la Perse, de Chine, etc. Il est intéressant de noter qu’à Beijing, il y a deux conservatoires : l’un consacré à la musique traditionnelle chinoise et l’autre au répertoire classique occidental – une image éloquente, avouons-le, de la situation culturelle contemporaine en Chine.

Le « classique » de Nagano est donc un style de musique savante. Et s’il doit partager son ancienne hégémonie avec d’autres styles savants (comme ceux que j’ai évoqués), ça ne signifie aucunement l’érosion de la connaissance savante dans le monde. Il y a toujours eu des arts savants, de la pensée savante. Il y aura toujours un pourcentage de savants et de savantes dans les cultures, je ne vois pas comment ça pourrait ne plus être le cas. Les grands amateurs, les spécialistes, les virtuoses ne sont pas moins nombreux qu’avant. Contrairement à la belle époque de Radio-Canada FM, la culture savante partage maintenant les ondes avec un répertoire populaire moins complexe, moins lettré, plus convenu. Mais la diminution du pourcentage des parts de marché du classique ne signifie pas une diminution de la musique savante tous styles confondus, ni même une diminution du nombre de musiciens ou d’amateurs. Je suis sûre qu’en chiffres absolus, il se joue plus de violon et de violoncelle que jamais.

Remarquez, il est possible, effectivement, que les orchestres symphoniques soient moins nombreux dans le futur. Le salaire de Nagano va chercher dans les 1,5 million par année. Avec la masse salariale des musiciens, la salle, l’administration, ça doit revenir cher la mesure, pour une symphonie de Beethoven… La musique symphonique est un produit de grand luxe. Mais le classique n’est pas seulement symphonique et peut-être les orchestres de chambre et les petits ensembles ont-ils plus d’avenir, c’est vrai… Il y a aussi que chaque époque redéfinit le « classique » dont elle a besoin. Peut-être qu’en plus de faire connaître Dowland à un tout nouvel auditoire, l’interprétation de Sting nous parle davantage que celle d’Alfred Deller. Peut-être que notre époque est moins touchée par Bruckner ou désormais plus curieuse de Clara que de Robert.

Aujourd’hui, les enfants n’étudient peut-être plus la musique classique à l’école, mais ils ont accès à des logiciels pour produire leur propre musique, des tutoriels expliquant comment faire… Ils peuvent trouver tout le répertoire en quelques clics… Aujourd’hui, pour quelques grammes supplémentaires dans mon sac à dos, j’emporte une bibliothèque complète de la littérature mondiale et des centaines d’albums de musique (et je ne parle pas du streaming, qui est théoriquement infini). Au jour le jour, j’écoute autant, sinon plus, de musique classique que la majorité des gens dans les âges d’or du classique. J’en écoute le matin au petit déjeuner, dans mon ipod et au volant de ma voiture – ce qui, je l’admets, est un méga changement de paradigme par rapport aux tuxédos et aux robes longues. J’ai du cœur pour un aussi grand chef d’orchestre qui croit avec tant de ferveur en son art et craint de le voir se dégrader. Mais je ne partage pas ses peurs. Nous sommes dans une nouvelle époque. De nouveaux paramètres culturels apparaissent. Je trouve tout ça plutôt passionnant.

Comment penser le spirituel? Et que dire de le « théoriser »?

En mai 2015, notre université sera l’hôte du congrès annuel de l’ACFAS et avec des collègues européens, nous avons proposé de tenir un colloque intitulé « Approches transdisciplinaires du spirituel dans les lettres et les arts occidentaux contemporains : analyses et théorisations »… Vous trouvez peut-être ce titre un peu long, mais il a la vertu d’être en lui-même un résumé de notre programme scientifique.

Ce colloque fait suite à un autre, tenu à Nice en 2011 – lui-même intitulé « Approches transdisciplinaires de la spiritualité dans les arts et les sciences : pour une théorisation du spirituel ». Comme on peut voir dans la différence des titres, le nôtre, de portée moins générale, cible les lettres et les arts contemporains.

Mais les deux titres font référence à une théorisation du spirituel. Or depuis que nous avons lancé l’appel, cette question m’inquiète. Est-il même possible de « théoriser » la spiritualité? À quelles conditions? Y a-t-il des modèles dans les sciences qu’on pourrait appliquer? Malgré le colloque de Nice, la question de la théorisation n’est toujours pas claire dans mon esprit. Bien sûr il y a des candidats pour ce travail : la philosophie au premier chef, la théologie aussi. On pourrait penser à l’anthropologie, à la sociologie… Et cela ne viendra pas à l’esprit de la majorité, mais il y a aussi l’histoire de l’art et la critique littéraire – car l’art et la littérature ont toujours été de grands véhicules du spirituel. Comme le titre du colloque évoque la transdisciplinarité, on peut penser que toutes ces disciplines sont conviées dans cette réflexion. Et elles le sont, effectivement. À Nice, elles y étaient toutes – quoique de façon ni exhaustive, ni systématique.

Parce que chacune des sciences regardera le spirituel selon son paradigme propre, nous insistons sur l’aspect « transdisciplinaire », qui invite à regarder ce qui circule de l’une à l’autre et imaginer un dialogue. Mais cette approche ne me rassure pas en ce qui concerne le spirituel. Car même rassemblées, ces sciences nous obligent à regarder les choses comme des objets d’étude, des sujets d’analyse. L’idée même de théorisation implique une mise à distance… Que l’on s’en tienne à une seule science ou que l’on additionne les points de vue de plusieurs, ne regardons-nous pas toujours les aspects extérieurs?

Alors c’est cette question que je me pose : peut-on théoriser autrement qu’à partir d’un regard de type distant ou scientifique? Logiquement, mettre à distance implique qu’on est dans un espace. Or l’esprit n’est pas situé dans le monde matériel – pratiquement par définition… Même pour qui le conçoit comme immanent, le spirituel est une dimension « trans » : transpersonnelle, transdisciplinaire, transmatérielle… S’il y a un qualificatif qu’on peut sans craindre associer au spirituel, c’est justement ce préfixe, trans, dans ses trois acceptions de ce qui est « entre », « à travers » et « au-delà » (comme le fait remarquer Nicolescu au sujet de la transdisciplinarité). Et à cause de cela même, on ne peut pas approcher le spirituel comme on approche les sujets du monde matériel – ce sont des physiciens (Heisenberg, Bohm, Nicolescu…) qui le disent.

La spiritualité est un vécu, une expérience de l’être intime. Et donc le spirituel (comme le sacré, le beau, le sublime, etc.) serait cette qualité de certains objets, situations ou expériences qui éveillent cette expérience, ce ressenti, à l’intérieur de nous. Il s’agit d’un des sujets les plus difficiles à penser. Si on veut l’aborder par la philosophie ou la théologie, il faudra les philosophes et les théologiens et théologiennes les plus solides – capables de tenir à l’esprit plusieurs dimensions le temps de tisser les fils de leur intégration. Quant aux scientifiques (je pense particulièrement aux neurosciences ici), il faudra faire preuve d’une extrême délicatesse pour ne pas simplement réduire en miettes ce sujet si subtil. J’ai cette image d’un papillon qui se serait posé dans ma main – vais-je le retenir pour l’observer de plus près ou le laisser s’envoler pour le suivre des yeux?

Le défi est grand, donc, dès qu’on a mis ensemble ces termes : spirituel et théorisation. Quant à la transdisciplinarité, à cause justement de son préfixe et de ce qu’il signifie sur un plan épistémologique, on comprend qu’elle est pertinente – et peut-être est-ce la seule, au fond, à avoir la cohérence et la finesse nécessaires pour un discours sur le spirituel.

Mais voilà, à mettre ainsi en avant la difficulté du projet de notre colloque, je ne veux pas décourager ceux ou celles qui songeraient à une communication. D’ailleurs, n’ayant que des rudiments de philosophie, je ne suis pas mieux équipée que les autres pour me pencher sur ce sujet. Voici donc ce que je me propose comme point de départ.

J’ai déjà dit que le spirituel est une expérience, un vécu. C’est important, car si l’on ne pose la question que de façon purement théorique (par exemple « existe-t-il une dimension transcendante? » ou « l’esprit est-il une entité en soi ou n’est-il qu’un épiphénomène de l’activité cérébrale? »), on arrive à une impossibilité bien connue, insoluble, de l’ordre de « la réalité de la réalité ». Pour contourner ce problème, je propose donc de regarder le spirituel de l’intérieur, comme l’expérience qu’il est. À la base, son plus petit dénominateur commun pourrait être défini comme une aspiration, un sentiment d’élévation, une impression que le matériel n’est pas tout – qu’il existe quelque chose de plus ou quelque chose d’autre, et le désir ou l’élan de vouloir rejoindre cette dimension. On peut dire que c’est une dimension transcendante, un « ailleurs » de l’ici… Aucune de ces formulations ne pourrait suffire comme définition du spirituel, mais je fais l’hypothèse que la somme totale de toutes ces formulations existantes ou imaginables approche une approximation de ce que c’est. Ces formulations en tant que telles n’épuisent rien, mais si vous cherchiez parmi elles (et l’infinité de celles qu’on pourrait aligner ainsi), il y a des chances que vous en désigniez une ou une autre en disant : « c’est ça! C’est celle-là! »… Ou alors ce sera celle de tel ou telle mystique, poète ou artiste… On peut dire : voilà, ce vidéo de Shirin Neshat ou celui-là de Bill Viola, c’est ça pour moi, le spirituel. Ou ce poème de Keats ou cette cantate de Bach. Ou encore, c’est un moment passé qui surgira de notre mémoire : « là, à ce moment, j’ai pensé que c’était le spirituel ». L’historienne de l’art ou l’anthropologue, de leur côté, chercheront sur le terrain des manifestations de ce genre.

Ce qui nous suggère une approche. « Travaillons donc à serrer l’expérience d’aussi près que nous pourrons », dit Bergson[1]. Ici, c’est la tradition phénoménologique qui est conviée pour répondre à cette question : comment ce sentiment intime du spirituel se manifeste-t-il, ici ou là-bas? La théorisation viendra ensuite : selon la forme (ou les formes) qu’il prend ici (à l’intérieur de moi ou chez ces artistes, ou cette architecture ou ce texte ou ces rituels), que puis-je, moi, en dire? L’important, ici, n’étant pas de trouver une formulation définitive ou exclusive, meilleure que les autres, mais de formuler quelque chose qui peut être compris par l’autre et qui suscitera sa réflexion et sa réponse.

Franchement, je ne vois pas ce que notre colloque pourrait faire d’autre – mais cela est déjà beaucoup. Collectivement, on n’a pas fini de faire cet exercice.

 

[1] Encyclopædia Universalis, Dictionnaire de la philosophie (Albin Michel, 2006), p. 1892.